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Critique de Woland


C'est en étudiant la fiche cinématographique du "Corbeau" de Clouzot que j'ai découvert qu'il existait bel et bien une affaire dont s'était inspiré le scénariste Louis Chavance pour soumettre son projet de film dès 1937. Cette affaire, c'est celle des lettres anonymes de Tulle qui, avec des pauses bien sûr, avait marqué toute la ville entre 1917 et 1922. le point commun essentiel entre l'affaire et le film, c'est l'extrême nocivité qu'eurent ses retentissements sur la ville : nocivité tout d'abord sur les principaux intéressés - au début, tout tournait autour de la préfecture et de ses employés - puis sur le reste de la ville elle-même lorsque la presse s'empara des faits et en déforma certains à plaisir, pour mieux vendre.

Tout commença en décembre 1917, lorsque Angèle Laval, une simple secrétaire parmi tant d'autres à la préfecture, reçut une lettre lui conseillant de se défier de son supérieur hiérarchique, M. Moury, qui la "calomniait chez sa maîtresse." Personne n'aime à recevoir de telles missives et Angèle a un peu de mal à garder le silence. Puis, deux à trois jours plus tard, c'est au tour de son chef, M. Moury, de la prendre à part et de lui faire savoir qu'il a reçu une lettre, anonyme elle aussi, le mettant en garde, lui, contre sa subordonnée qui, selon l'auteur du billet, lequel signe "l'oeil du tigre", voudrait à tous prix qu'il l'épouse. Stupeur de Melle Laval, embarras profond de Moury, décision prise en commun de déchirer et brûler les deux lettres ... Mais Angèle, remuée - on le serait à moins - en parle quand même à son frère et à sa mère, avec qui elle vit et qui, depuis quelque temps, lui trouvaient, disons "mauvaise mine" ...

De toutes façons, le ver est dans le fruit. Moury commence à suspecter à droite et à gauche. Mais, visiblement, il a tort. Et lorsque, l'année suivante, il commence à s'intéresser sérieusement à une autre collègue, Marie-Antoinette Fioux, les lettres anonymes refleurissent de plus belle. On peut même dire sans rire qu'il s'agit là d'une vraie moisson. Cette fois-ci, l'auteur s'attaque sans distinction à toutes celles et à tous ceux qui, selon lui, s'opposeraient au mariage de Moury et de Melle Fioux. Ceux-ci, par contre, sont, dès qu'il les évoque, couverts d'éloges dithyrambiques. On sort à peine d'une guerre - et quelle guerre ! - qu'une autre, encore plus grouillante et rampante, à base de papier, d'encre, d'insultes et de rumeurs, menée dans un langage qui n'aurait rien à envier au plus grossier des troupiers, s'engage. A la préfecture, deux camps se forment vite : celui des Laval puisque, bien entendu, Angèle reçoit à nouveau des lettres la traitant de "salope" (c'est le plus gentil ) et lui ordonnant de cesser de clabauder sur "Melle Fioux", laquelle serait un véritable lys ; et celui, plus discret vu son degré hiérarchique, de Moury qui n'en épouse d'ailleurs pas moins Melle Fioux.

La première armée est menée par Jean Laval, le frère d'Angèle, qui fait partie de la même promotion que Moury et qui avait fait entrer sa soeur à la préfecture le 5 avril 1917 avant qu'elle ne préfère démissionner après la première affaire des lettres suspectes. La seconde, beaucoup plus clairsemée, ne comporte guère que le couple Moury et quelques rares fidèles. A la longue, tout le monde s'étonne en effet que, dans ces lettres bourrées d'ordures, le couple soit le seul épargné et, qui mieux est, régulièrement porté aux nues ...

Très vite, la rumeur en arrive à accuser Mme Moury qui, lassée de voir tout le monde lui tourner le dos, prend le taureau par les cornes et exige une première expertise graphologique. A partir de là, la machine s'emballe ... et effectue même un virage à 360 degrés puisque l'opinion publique, toujours volage, en arrive cette fois-ci à la conclusion que les Moury n'y sont pour rien . Bien au contraire, on parle désormais d'une campagne machiavélique destinée à contraindre les Moury à la demande de mutation de l'époux : les lettres ne les aurait encensés que pour mieux faire porter les soupçons sur eux et les déshonorer à jamais.

Dans l'hypothèse où la solution serait exacte, force est d'avouer que "l'oeil de tigre" serait alors soit d'une intelligence supérieure, une espèce de Fantômas doublé d'un Arsène Lupin (aux mobiles néanmoins beaucoup plus provinciaux et mesquins que les deux archétypes littéraires, le premier en effet n'ambitionnant ni plus ni moins que la domination du monde, le second n'ayant pour but que de se révéler, il est vrai là aussi au monde entier, comme le plus adroit, le plus légendaire et le plus gentleman des voleurs), soit complètement cinglé mais dans le genre très organisé, comme nous dirions aujourd'hui. On parle d'hystérie, on affirme que les lettres anonymes, ce sont plutôt des affaires de femme ... N'empêche : et si "l'oeil du tigre" était un homme ? et si, pire encore, ils s'étaient mis à plusieurs pour répandre ces horribles lettres ? ... Masculine ou féminine, la Folle du Logis se lâche avec délectation !

De tout cela, Clouzot retiendra le suicide d'un malheureux Tulliste pris dans la tempête et qui n'était responsable de rien, l'extraordinaire noirceur de l'ambiance qui étend ses ailes sur la ville pendant près de cinq ans et la personnalité "déséquilibrée" du responsable de tout cela. Cinéma oblige, il "raccourcit" la durée de l'affaire, ce qui la fait gagner en intensité, réduit encore la surface vitale de la ville incriminée et supprime la préfecture pour, dès le départ, faire s'envoler les lettres du "Corbeau" dans toutes les directions. On dit d'ailleurs que le titre du film fut très difficile à trouver. Personne ne voulait de "L'Oeil de Tigre". Alfred Greven, Allemand et chef de la Continental, faillit tout bonnement s'évanouir, n'en déplaise à Georges Sadoul, lorsque Chavance proposa, un tantinet sadique, un "Lettres Anonymes" des plus explicites mais qui aurait horrifié et gravement contrarié la Gestapo, laquelle, à cette époque, faisait justement ces choux gras de toute cette littérature délatrice. En définitive, "Le Corbeau", oiseau de mauvais augure, peut-être par analogie avec le patronyme de Marie Corbin, l'infirmière que l'on accuse à tort dans un premier temps, remporta la course. le terme avait devant lui un très bel avenir.

Quant au livre, je vous le recommande chaudement : simple, précis, reprenant l'affaire pas à pas, aplanissant les pistes pour que le lecteur ne s'y perde pas, pointant du doigt le rôle dévastateur de la presse de l'époque (sur laquelle le film s'attarde peu) et terminant sur un chapitre consacré au film puisque c'est bien Clouzot qui allait donner ses ... hum ... "lettres de noblesse" à celles de "l'oeil de Tigre", rebaptisé "Le Corbeau." ;o)

Pour la fiche sur le film de Clouzot, si ça vous intéresse, c'est ici : http://notabene.forumactif.com/t16983-le-corbeau-henri-georges-clouzot
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