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Critique de Malgovert


C'est un important « petit » (moins de 180 pages) livre, qui n'a l'air de rien : l'histoire de l'aménagement de « Sophia-Antipolis » au-dessus de Nice, née à la toute fin des années 1960 et continûment développée par la suite jusqu'à la « Technopole internationale » d'aujourd'hui. Il s'agissait à première vue d'une de ces opérations intégratives d'aménagement du territoire censées matérialiser dans l'espace et la matière « L'âge de Raison » --éloquence du nom hellénisant de Sophia-Antipolis-- des soi-disant « sociétés libérales avancées ». Mais, d'observation en réflexion, subtilement connecté à un réseau de notions et références significatives, ce texte n'est pas sans invoquer la problématique plus générale de ce qu'on pourrait appeler la crise prométhéenne.

L'air de rien, car la couverture annonce un roman. Sur une trame chronologique, le style erre avec bonheur entre un documentaire inspiré et la littérature expérimentale. Mais la lecture laisse percevoir une thématique plus profonde, l'autopsie d'une impossible Utopie née à la culminance des Trente Glorieuses. Un-demi siècle a suffi pour que la vision d'une Cité idéale renouant avec la sagesse grecque soit ensevelie sous une « Technopôle » polyglotte d'acier et de verre. Quelques pages d'un stoïcisme chimiquement pur (la maladie terminale de Sophie Laffitte, épouse de Pierre) me font penser que ce que ce livre a de remarquable échappe au roman.

IL s'agit de fonder une ville de synthèse, imaginée par un ingénieur humaniste, Pierre Laffitte, reprise presque par hasard par un préfet très conscient du danger de la mono-activité touristique d'une économie régionale alors strictement littorale. Sans que cela soit explicitement rapporté, Laffitte imaginait Sophia-Antipolis héritière spirituelle du Mouseîon grec tels ceux d'Éphèse, d'Athènes ou encore  Smyrne mais surtout l'Alexandrie des Ptolémée, avec sa mythique Bibliothèque. Construit en 290 av. JC, selon le modèle de l'Académie platonicienne et du Lycée aristotélicien le Mouseîon est devenu un archétype socio-culturel sans égal depuis sa construction. « Composé d'un jardin et de promenades, d'une salle de réunion, d'autels, d'une bibliothèque, et de diverses annexes comme l'observatoire, le jardin botanique et l'institut d'anatomie, le musée d'Alexandrie est aussi un lieu de conservation de la mémoire »[Wikipedia, où l'on trouvera une intéressante introduction à l'organisation et au fonctionnement de cette institution].

Comment procéder à la conception, comment couper avec l'héritage, comment libérer enfin la Raison des contingences héritées du passé, de la médiocrité traditionnelle ? La doctrine rationaliste prescrit de partir d'une page blanche. Un projet non-fonctionnaliste si l'on veut, où l'Université, les laboratoires, le théâtre (en plein air : nous sommes en Riviera), un forum multi-activités (qui verra le jour, inauguré par Picasso en personne !), un premier village aux venelles étroites et aux placettes ombragées auraient abrité et nourri, au soir des journées de labeur et de découverte, un bouillon de culture informel et fécond de rapprochements et connexions inattendus et espérés devant l'épuisement de spécialités toujours plus étroites.

La fondation de Sophia pouvait bien reprendre le slogan de Fos-sur-Mer, strictement contemporain : c'était « la rencontre d'un site et d'une idée ». IL s'agissait alors de réaménager le territoire par la création de « Métropoles d'équilibre » capables de relations directes –économiques, culturelles, intellectuelles, artistiques-- avec d'autres métropoles européennes ou mondiales. Mais peut-il exister une page blanche ? « Il n'y avait rien, il y aurait tout: une histoire qui commence ainsi oublie davantage qu'elle ne se souvient, elle passe sous silence les voix distinctes, les visions distinctes, les innombrables versions de la réalité sans lesquelles un récit n'est que le fantasme d'un monde au garde-à-vous. Pour lui échapper, il faut approcher les faits comme les lieux, avec la conscience qu'aucun promontoire, si surplombant soit-il, ne livrera jamais le portrait véridique et complet d'un territoire »[13]. La rationalité de l'homme est limitée par nature, même s'il s'imagine être sorti de la caverne platonicienne. Les inventeurs du projet n'ont pas vu que la place n'était pas vierge, il était trop tôt encore pour comprendre --et accepter-- qu'il ne puisse y en avoir. Certains des acteurs réagissent de manière imprévue. Des intérêts inattendus (et pourtant connus de toute éternité) reprennent et détournent le projet initial. Laffitte est poussé de côté et gratifié d'un strapontin. le chantier de Sophia effleure puis évince une petite communauté de Harkis, plantée là pour remanier deux décennies durant un couvert forestier devenu incontrôlable et dangereux en été : à l'exil succède l'expulsion d'une population dont l'aspect ne concordait guère avec l'habitus de la Cité pionnière du prochain millénaire... le business a instauré ses droits, ici comme partout ailleurs… Les marchands ont envahi le Temple.

Foin d'Agora, de théâtre, de rencontres artistiques, de village : la nuit Sophienne est aussi déserte que celle de la Défense, et l'argent y coule à flots soigneusement canalisés… En 2000, J-G.Ballard, romancier britannique bien connu, situe à « Super-Cannes » une de ses dystopies sociologiques : « à Eden-Olympia, nouveau parc d'activités high-tec sur les hauteurs de Cannes, une élite de PDG de multinationales, de financiers et de scientifiques venus de ous les pays prépare le troisième millénaire. Harmonie, efficacité, rendement sont les maîtres-mots ». L'allusion à Sophia-Antipolis est transparente !

Non loin des blanches pyramides striées de Marina-Baie des Anges, où Ballard aurait pu inscrire « High-Rise », un autre de ses romans, Sophia, présentée comme l'anti-Fos-sur-Mer, découle en réalité dune même illusion : la voltige sans filet d'une création coupée du passé. Pas plus qu'à Fos, l'expérience n'a réussi. Non seulement le support et la matière ne réagissent pas toujours comme prévu, mais la Modernité incarnée par ce projet, entendue comme gouvernement des organisations humaines selon la Raison, est une illusion.

Il n'est pas indifférent que « Antipolis » soit paru en 2022, dans des circonstances –écologiques, économiques, culturelles, politiques et, depuis, militaires-- qui nous confirment que les Lumières se sont trompées ; il n'y a pas de solution politique au problème humain.

Janvier 2024
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