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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Elle est parue d'un seul tenant, sans prépublication, publiée pour la première fois en 2012. Elle a été réalisée par Jeff Lemire qui a tout fait : scénario, dessins, encrage, nuances de gris. Il commence par une introduction de Damon Lindelof, comparant cette bande dessinée aux meilleurs épisodes de la série originelle Twilight Zone. le tome se termine avec 16 pages d'étude graphique, avec de brèves annotations de l'auteur.

Peter Joseph a garé son pick-up face à l'océan. Une légère bruine tombe et il s'allume une clope à l'abri dans son véhicule. Il allume la radio qui diffuse une chanson sur le thème d'Halloween. Il fume tranquillement sa cigarette, puis éteint la radio. Il sort à l'extérieur et prend sa tenue de plongeur sous-marin. Il descend une bière, et revêt sa combinaison, en finissant par les palmes, puis par le masque. Il avance d'un pas professionnel vers l'océan et s'y enfonce très calmement. Des années plus tard, Jack Joseph, son fils, est en train de se raser avec un rasoir mécanique, et il se coupe un tout petit peu : une goutte de sang tombe dans le lavabo. Il regarde l'heure : 06h25. Il s'essuie le visage et va regarder Susan sa femme enceinte, encore endormie. Elle se réveille, lui demande l'heure, et s'il va bien. Il répond qu'il a eu une bizarre sensation de déjà-vu. Un peu plus tard, ils prennent leur petit déjeuner dans un diner désert. Ils papotent tranquillement à propos d'Halloween qui approche et des souvenirs qui remontent chez Jack, du mois qu'il reste avant le terme de Susan, le fait qu'il repart pour une campagne de soudure sous-marine de quinze jours sur la plateforme offshore, le manque d'amie de Susan à part peut-être Marlene la sage-femme. Finalement l'heure est venue que Susan l'accompagne sur la jetée où l'attend le bateau qui va l'emmener en mer à une demi-heure de là. Il l'embrasse et touche son ventre car elle lui indique qu'il est en train de donner des coups de pied. Il sourit en constatant qu'elle est persuadée qu'il s'agit d'un garçon.

Jack Joseph confie son sac de marin à Trapper le pilote du bateau qui l'emmène. Puis il monte à bord. Ils ont vite fait de rejoindre la plateforme sur une mer étale. Il dépose ses affaires sur la plateforme et il se met direct à enfiler sa combinaison pour aller se mettre au travail. Son collègue trouve qu'il pourrait prendre un peu plus de temps. Il plonge et descend vers le pied de la plateforme. Il se met au travail pour refaire les soudures qui ont besoin d'être refaites. le travail avance bien, avec des soudures bien droites. Il a l'impression qu'un autre plongeur passe fugitivement derrière à dix ou vingt mètres derrière. Il le signale à son collègue sur la plateforme, mais la communication est très mauvaise. Il a l'impression d'entendre une voix qui lui dit qu'il est temps. Il décide de se mettre à la recherche de la voix, et il aperçoit une montre à gousset sur le fond marin. Sur le bateau, Trapper appelle la plateforme à l'aide, indiquant que le plongeur a un problème.

Si le lecteur est familier des oeuvres de Jeff Lemire, il n'est pas très surpris par la situation qu'il découvre : une région isolée du Canada, ici la Nouvelle Écosse, un trentenaire un peu désorienté, une relation au père non résolue, avec une narration visuelle aérée et des dessins parfois esquissés. S'il ne le connaît pas, il découvre vite la voix d'auteur de ce créateur. Il habille une partie de ses planches de lavis de gris, donnant la sensation de peintures, apportant ainsi une sensation de texture, de chatoiement lumineux, même quand il s'agit de quelques coups de pinceau grossiers. L'usage de ces nuances de gris marque les scènes du passé et les séquences oniriques, les habillant et transformant l'impression donnée par la planche, qui passe d'esquisses à une planche finie. Effectivement, les traits encrés donnent l'impression d'esquisses, à peine reprises, maladroites par endroit : un trait souvent mal assuré, un contour irrégulier, des visages très marqués par les rides et les plis, des vêtements toujours froissés, des décors pas bien solides, des anatomies malmenées, des visages déformés par des émotions soutenues ou au contraire ingénues. Pour un peu, le lecteur pourrait avoir l'impression d'un film fauché, avec des acteurs pas très sûrs d'eux.

Pourtant le charme opère vite. Les personnages semblent très ordinaires, simples, un peu usés par la vie, mais encore vaillants avec un réel entrain, parfois un peu désemparés, parfois un peu énervés, mais rien de vraiment grave. Ils sont en paix avec leur environnement, avec leur petite vie dans un bled paumé, sans beaucoup d'activité, voire aucune. le lecteur ne les prend pas en pitié, il ne les envie pas non plus, en revanche il éprouve une forte empathie pour eux. Il se sent proche d'eux, du fait de cette simplicité. Il n'y a pas d'inquiétude particulière sur l'état du monde, sur le sens de la vie. Dans le même temps, il est apparent que Jack Joseph subit un conflit intérieur qu'il ne sait pas nommer, dont la nature et la source lui échappent. L'artiste utilise une approche naturaliste, dépourvue d'apprêt. Il en va de même pour les principaux environnements. le lecteur a presque du mal à croire qu'un artiste qui semble aussi limité sur le plan technique parvienne à donner corps à ce village en bord de mer, à l'ambiance marine et isolée. C'est vrai que Lemire n'est pas à l'aise quand il représente une voiture ou un pickup : ils semblent être en carton. Pour le reste, c'est une autre histoire.

Les décors sont représentés avec la même sensibilité naturaliste que les personnages, avec des contours tout aussi irréguliers. Pourtant les trois pontons de bois semblent très réels, très authentiques. Les quelques maisons sont disséminées sur le talus qui fait face à l'océan, construites comme bon il semblait aux habitants, avec une voirie très basique, un village de fortune, mais aussi un village plausible et d'un réalisme criant. Il en va ainsi des autres endroits : l'intérieur du diner, la plateforme offshore dans une vue d'ensemble, le pavillon bon marché de Susan & Jack, les conduits et les poutrelles de la station offshore, l'échoppe rudimentaire de Peter Joseph, etc. Dans les pages en fin de tome, Lemire explique qu'il a passé beaucoup de temps pour concevoir ce village, et le lecteur en a droit à une vue du ciel dans un dessin en double page. En fait, l'artiste sait restituer la nature des choses et des êtres. S'il a encore un doute, il suffit au lecteur de regarder les objets récupérés par Peter Joseph au cours d'une de ses plongées pour prendre conscience qu'il les reconnaît tous sans aucune difficulté, que l'apparence mal assurée des traits contribuent à transcrire la corrosion et les saletés dues à un long séjour dans l'océan, et qu'il n'y a nul besoin d'un degré de précision visuelle supplémentaire.

La narration visuelle coule également de source, l'auteur tirant profit du fait qu'il réalise cette histoire de manière autonome, sans aide extérieure, pour une cohérence parfaite, et la mise en place d'un rythme posé, sans être contemplatif. Il choisit à sa guise la durée de chaque séquence, la répartition des informations entre dialogues et dessins, privilégiant systématiquement les seconds, y compris au cours de séquences muettes. le lecteur comprend ce qui a amené Lindelof à associer cette histoire à un épisode de la Quatrième Dimension : ce n'est pas que l'intrigue, c'est aussi ce ressenti unique de petite ville abandonnée quand Jack Joseph en parcourt les rues en voiture, sans rencontrer âme qui vive. le coeur du récit réside dans ce malaise diffus que ressent Jack Joseph, qui le pousse à travailler pour ne pas avoir à penser, qui l'empêche d'apprécier la compagnie de son épouse, qui ne lui permet pas d'envisager sereinement la naissance de son enfant, de se projeter dans cette situation d'avenir. L'auteur entremêle la vie au présent de Jack Joseph avec des souvenirs qui remontent par association d'idées, sans volonté consciente. le lecteur découvre donc petit à petit ce qui est arrivé au père de Jack, l'importance de la montre de gousset, ce qui génère ce malaise. Il n'y a pas de révélation fracassante, mais une prise de conscience graduelle. Lemire met en jeu avec sensibilité, le refoulement d'un souvenir traumatisant, et la culpabilité enfantine, en montrant, sans jamais recourir à un jargon psychologique, avec une délicatesse touchante.

Encore un récit de Jeff Lemire sur une thématique qui revient très souvent dans son oeuvre, et qu'il développera avec plus de sophistication dans ses bandes dessinées suivantes comme dans Royal City (2017/2018). Oui, c'est vrai, mais ça n'enlève rien à la poésie qui se dégage des dessins à la fois naïfs et très justes, ni à la sympathie que le lecteur éprouve pour Jack Joseph et ses valeurs. En outre, Jeff Lemire n'a rien d'un auteur naïf : il sait manier des éléments métaphoriques comme la montre symbolisant le temps passé, ou comme l'eau et la plongée, évoquant ce qui existe sous la surface, et la nécessité pour Jack de plonger en lui-même pour découvrir ce qui le meut et l'émeut.
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