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Critique de bobfutur


Prenons cette fois-ci notre temps, cela en vaut la peine, et tournons autour de ce singulier objet d'édition. En habitué de l'éditeur — comme tout lecteur situant son centre de gravité bien à l'est de nos frontières — les lausannois de L'Age d'Homme et leur fameuse collection « Classiques Slaves », on remarquera cette fois, seule occurence à notre connaissance, la présence d'une épaisse jaquette en vélin jaune, recouvrant l'habituelle couverture beige siglée « CK ». On ne saura sûrement jamais pourquoi ce livre a bénéficié de ce traitement particulier, l'aventure éditoriale de presqu'un seul homme s'étant achevé de manière brutale dans un accident de la route ; Vladimir Dimitrijević nous a quitté en 2011, son héritage s'étiolant depuis, on en reparlera sûrement à l'occasion d'un autre livre, où il y aurait moins à dire…

Car ce livre cumule un grand nombre de singularités qu'il va falloir détailler.
Présenté comme ancêtre du roman policier russe, dont il élabore par moment certains codes et canons — une plongée dan le monde de la pègre moscovite des années vingts, en particulier sa foutraque communauté de cambrioleurs, receleurs et autres braqueurs — il rappelle aussi le classicisme 19ème : Dostoïevski bien-sûr, dont on dit qu'il est son disciple ; Leskov aussi, dans sa manière d'user des dialogues pour forger l'image de ses personnages.

C'est aussi le roman d'une époque, la NEP (nouvelle politique économique) : période de relâchement dogmatique du bolchévisme, où fleurissent les petits entrepreneurs, le temps des combines et d'une certaine liberté littéraire…
Leonov n'est pas encore un de ces écrivains « officiels »; ce roman fait plutôt scandale à sa sortie, de par son nihilisme, son individualisme, et ses charges répétées contre la morosité de la vie communautaire, déclarant déjà que « la Révolution est foutue ! » ; il le ré-écrira trente ans plus tard, l'adaptant aux visées du Parti, exacerbant ses personnages déjà si bien campés,jusqu'à l'outrance, ne laissant aucun dilemme à notre éditeur francophone pour sa parution en 1971.
L'Age d'Homme s'est toujours intéressé aux francs-tireurs, c'est donc tout naturellement la version originale, brute d'idéologie, qu'ils ont décidé de publier, du vivant de l'auteur, autre singularité, l'âge des classiques dépassant toujours l'espérance de vie humaine…

Rarement une galerie de personnages aura paru si bien proportionnée, frôlant l'inoubliable ; seul le second narrateur — dans un procédé que le roman post-moderne érigera plus tard en système, évidente mise en abîme du romancier — l'écrivain Firsov, semble désincarné, sans la saveur de tous les autres, probablement de par son rôle d'oeil de Sirius ( ou bien de Moscou ? ), marquant du vide de sa présence des scènes où il est pourtant partie-prenante.

Chef-d'oeuvre, sûrement, à la croisée du classicisme et de la modernité, imposant dès les premières pages la chaude et lourde ambiance des bas-fonds de Blagoucha, donnant vie à de trop humains caractères, telle cette Manka la Tourmente — au niveau des Nastasia Philippovna et autre Grouchenka créées par Dostoïevski — monument de cruauté blessée ; ou ce bouffon parfait de Tchikilev, prototype de l'ignoble petit fonctionnaire abusant de son peu de pouvoir, syndic de l'immeuble communautaire où se situe la majeure partie du roman, l'évidence de son tragi-comique transcendant toutes les caricatures ; et bien-sûr le « héros », Mitka, donnant son titre à l'ouvrage, ce voleur magnifique et insaisissable, indompté jusqu'au bout, à jamais surprenant, terriblement russe.
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