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Critique de oblo


Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.
Bologna insanguinata. Bologne la sanglante. Dans la garçonnière d'un homme mort dans un accident de voiture deux mois auparavant, le corps de son épouse est retrouvé. Nue, noyée dans une baignoire, Stefania Cresca a reçu aussi des coups à la tête. Son sang tapisse une scène de crime marquée par des vinyles de jazz répandus par terre et brisés, et par de sérieux indices qui montrent que l'on a utilisé la machine à écrire au moment du meurtre. Les fêtes de fin d'année approchent, le froid et la neige parcourent les rues bordées d'arcades de la capitale de l'Emilie-Romagne. Pour enquêter discrètement, Rome envoie un homme au profil très particulier. Giovanni de Luca, aidé du jeune bellâtre Giannino, est chargé de faire la lumière sur une affaire bien sombre. Ancrant son Affaire italienne dans une Italie encore tourmentée par les années de guerre, Carlo Lucarelli reprend les codes du noir en leur donnant une teinte transalpine très marquée. Il réussit ainsi à lui donner une ambiance aussi hivernale que lumineuse.

L'année 1953 se termine, et avec elle les évènements marquants : la mort de Staline, l'accession au trône britannique d'Elisabeth II, la fin de la guerre de Corée. L'Italie est encore en reconstruction, car le fascisme a laissé de fortes traces. Pas tant dans les bâtiments, d'ailleurs : la piazza Maggiore est superbe, la porte Saragozza a tenu le coup ; les traces du fascisme sont plutôt à chercher dans le coeur des hommes et des femmes qui se sont battus, dans un camp ou dans l'autre, une décennie plus tôt. Sans être trop précis à ce propos, Lucarelli laisse entendre que De Luca a aussi joué son rôle. En tant que commissaire, il a servi dans la police politique fasciste. Dans les regards d'inconnus croisés dans la rue, il sent encore la suspicion qui pèse sur lui : celle d'avoir servi, un jour, dans le camp des oppresseurs. A vrai dire, le monde a changé et n'a pas changé en 1953. La police italienne est toujours marquée par l'empreinte mussolinienne et ses méthodes de barbouzes. D'un autre côté, c'est désormais la guerre froide entre Américains et Soviétiques qui définit le paradigme politique de l'époque. A Bologne se jouent les mêmes jeux d'influence qui opposent capitalistes et communistes, CIA et KGB ; intellectuels et policiers ont à choisir et un mauvais choix peut rapidement mener dans une impasse, ou à la mort. Dans une Bologne surnommée la rouge (Bologna la rossa), la nouvelle vision du monde a forcément un peu plus d'importance qu'ailleurs. Ce contexte politique et historique n'est pas seulement une toile de fond. Lucarelli personnalise l'ancien et le nouveau rapport au monde : la chanteuse, Claudia, a appartenu aux partisans italiens luttant contre les fascistes tandis qu'Aldino, le pharmacien jazzman de bas étage, fricote avec les Soviétiques. Lorsque la plaie est encore vive, tout ce qui y bouge a tendance à brûler un peu.

En réalité, on pourrait se demander si Carlo Lucarelli veut vraiment résoudre l'affaire qu'il propose. Si l'affaire piétine sérieusement, c'est bien sûr parce que les indices comme les témoins viennent à manquer très rapidement. Mais l'auteur a peut-être aussi sa part de responsabilité. Tout cela n'est-il alors qu'un grand voile d'apparence, tendu par le narrateur, pour nous faire voir à travers ce qu'il veut réellement nous montrer ? Apparence d'une scène de crime sordide, où rien ne colle vraiment : pourquoi a-t-on utilisé la machine à écrire au moment du meurtre ? Pourquoi les affaires de la victime ont-elles disparu ? Apparence d'une équipe d'enquêteurs : pourquoi De Luca se fait-il appeler Morandi, et pourquoi l'appelle-t-on ingénieur, et non commissaire ? Pourquoi lui avoir imposé la présence de Giannino, beau parleur et certes fin connaisseur de la ville, mais sans réelle expérience policière ? Pourquoi demander à de Luca de faire la lumière sur le meurtre de Stefania Cresca et pas sur les autres morts suspectes, à commencer par celle de Mario Cresca ? Et pourquoi D'Umberto, le chef de service, ne semble-t-il pas accorder une grande importance à la résolution des crimes ? Les apparences sont parfois trompeuses. Avec son Affaire italienne, Carlo Lucarelli livre un semblant de roman noir.

Il est paradoxal que le roman, écrit dans une langue simple et dynamique, produise à la fois deux ambiances contradictoires. L'une est hivernale, à cause de la saison décrite, à cause du froid qui engourdit les membres, provoque les quintes de toux et oblige à chauffer les chambres au poêle à bois. L'autre est lumineuse, car c'est une Italie riche et délicate qui est décrite. Sans doute l'ambiance musicale - car l'époque est au jazz venu d'Amérique - réchauffe-t-elle aussi, et cette musique d'espoir porte sans doute en elle les promesses d'un pays renouvelé. Mais Bologne n'est pas que rossa ; elle est aussi dotta et grassa, docte et grasse, elle promet les nourritures pour l'âme et le corps. du plat de grenouilles frites aux tortellini en passant, même, pour l'austère De Luca, au café noir, c'est une Italie douce et presque maternelle qui apparaît, loin des horreurs des hommes. Il y a enfin ce goût du beau, que rendent les pages des magazines féminins de mode, que démontrent les lignes élégantes de la Lancia Aurelia de Giannino, que matérialisent les costumes sur mesure et les chaussures cirées du même Giannino. Une Affaire italienne est un roman noir égayé de quelques couleurs. Ce sont les belles choses - un plat parfumé et rassurant, une carrosserie racée et nerveuse, la passion naissante entre un obscur inspecteur et une lumineuse chanteuse d'origine éthiopienne - menacées par des mains invisibles : c'est l'innocence à peine retrouvée et déjà menacée.
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