Ce visage... la mémoire de Martin refuse d'abord d'y accoler un nom, jusqu'à ce qu'un souvenir de torture le lui rappelle brutalement. C'est l'un d'entre eux. Insouciant, l'homme fait tranquillement son marché, en plaisantant avec le commerçant. (…) Le cœur au bord des lèvres, Martin s'accroche au volant. Ce n'est pas la première fois qu'il recroise la route de l'un de ceux qui l'ont brisé. Certains font mine de ne pas le reconnaître, d'autres, plus honnêtes, le regardent fixement, dénués de remords. Il y en a même un, une fois, qui est parti d'un rire hystérique en le pointant du doigt. Mais la plupart du temps, ils suivent le cours de leur journée comme si de rien n'était. Elle est là, l'infamie de l'impunité. Ravalant ses pulsions, Martin démarre en seconde et disparaît dans un nuage de poussière.
Encore quelques centimètres, il y est presque... là. Sous l'unique meurtrière du cachot, fichée à quelque trois mètres du sol, trop haut pour permettre un contact avec l'extérieur, Martin se hisse sur la pointe des pieds. En agrippant de sa main gauche une brique qui dépasse légèrement du mur, il a compris qu'il pouvait lever sa main droite en direction des barreaux et glisser le bout de ses trois doigts les plus longs, afin de sentir le soleil. Parfois, comme c'est le cas aujourd'hui, une petite brise vient même caresser ses phalanges livides. Il imagine alors que son corps s'envole, loin de cet enfer, vers ses enfants.