Devotio

En cette splendide matinée à l’Agora, le soleil était déjà haut dans le ciel et ses rayons réchauffaient les pierres blanches de la ville. L’agitation palpable la faisait ressembler à une ruche. La vie reprenait son cours après la torpeur des derniers jours. Comme la Grande Prêtresse l’avait promis, ils avaient pleuré leurs morts, ils leur avaient rendu hommage, et maintenant ils devaient aller de l’avant. Tous les hommes valides ayant été réquisitionnés pour reconstruire la ville, les femmes des paysans travaillaient dur dans leurs champs pour subvenir aux besoins du peuple et les enfants aidaient aux cueillettes.
Les Devotio avaient décidé d’un commun accord de participer aux reconstructions. Leurs forces ne pouvaient qu’aider, et ils reconnaissaient volontiers que l’entraînement physique serait bénéfique. Sur la grande place centrale, Neel courait partout, il soulevait des pierres sans relâche et les apportait aux bâtisseurs. Il se moqua de son ami Frost en le voyant peiner à se déplacer. Ce dernier se remettait doucement de ses blessures. Par fierté, il tentait de tenir la cadence, mais il dut reconnaître ses limites.

Plus rapide que l’éclair, le Commandant Wend asséna un coup de poing d’une violence inégalée dans la main du Seigneur des Ténèbres. Son gantelet se brisa sous le choc.

Surpris, il lâcha sa précieuse épée, qui s’envola dans les airs et vint se planter dans le sol, à proximité des murailles, loin derrière la Grande Prêtresse. Il poussa un hurlement de douleur et de rage qui résonna dans toute la forteresse.

La contre-offensive du camp de la Lumière commençait. 

- Vous savez ce qu'on dit d'une montagne ?
- Non.
- Que la récompense des efforts fournis pour accéder au somment est la vue qui nous y attend.

— Anna ! Ne fais pas ça !

— Je ne le laisserai pas mourir !

— Mais il est déjà mort ! Arrête ! Tu vas y perdre la vie.

La jeune femme ne l’écoutait plus. Son amour pour Keitan était trop fort, elle ne pouvait se résoudre à ignorer ses sentiments. Elle les laissa l’envahir progressivement et déchaîna toute la puissance de son énergie. 

La formation ennemie était en fait constituée de cadavres en décomposition d’hommes, de femmes et d’enfants, sûrement les victimes des démons. Cette ignominie l’enragea, et il déploya toute sa puissance dans une énorme boule de feu qu’il envoya sur eux. Il en toucha une bonne centaine qui s’enflamma dans des cris de douleur. Mais il comprit que ses efforts seraient insuffisants, la horde qui s’approchait était immense.

— C’est une bonne chose. J’étais sûr que vous alliez parvenir jusqu’ici. 

— Mais pourquoi ici, justement ? Pourquoi m’avoir mené au camp de vos ennemis ? 

— Pour que vous restiez en vie.

Il caressa lentement sa joue.

— Vivez pour moi, princesse Anna. Je reviendrai vous chercher, je vous le promets, assura-t-il en se relevant tant bien que mal.

Anna tenta de le retenir.

 Sortie de nulle part, ne durant qu’une seconde, la violence de la Lumière avait jailli sur le côté et semblait avoir traversé le géant. Celui-ci se figea dans son geste, et son visage se décomposa en un rictus de terreur incrédule. Soudain, son corps se sépara en deux dans une explosion de sang et de chair. 

Elle s’employa à la sortir du sac sans se blesser et comprit enfin ce qu’elle tenait dans ses mains. Une plume d’aile de l’armure de Keitan. L’émotion lui fit monter les larmes aux yeux. Elle possédait un souvenir de cet homme surnaturel, et la preuve qu’elle n’avait pas rêvé cet instant magique.

— Comprenez bien ma nature Anna. Je fais partie des Ténèbres. Pourtant je refuse de vous voir mourir ici, à la merci de mes semblables. Vous n’avez aucune idée de ce dont ils sont capables. 

Il marqua un temps d’arrêt, sondant son magnifique regard émeraude. Être si proche d’elle réveilla un violent désir, qu’il parvint à contenir au prix d’un grand effort. Ses yeux se posèrent un instant sur sa bouche, douce et sensuelle, puis il s’éloigna d’un pas.

— Attendez-moi ici.