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Critique de Pasoa


Pasoa
01 novembre 2018
"J'ai dans les bottes des montagnes de questions, où subsiste encore ton écho". Ces paroles d'une belle chanson* d'Alain Bashung sont l'explicit du dernier roman de Valérie Manteau, le Sillon. Les questions sont en effet nombreuses, qui affluent à la conscience du lecteur, tout au long de ce livre polymorphe et singulier.

Peu après les attentats commis à Paris en novembre 2015 l'auteure décide de quitter le climat oppressant qui règne dans la capitale pour trouver un point d'ancrage, un décentrement d'elle-même face aux événements tragiques encore tout récents. Elle choisit pour cela de partir pour Istanbul. C'est sans savoir parler ni même lire le turc, qu'elle passe le détroit du Bosphore pour s'installer sur la rive asiatique de la mégapole. Elle redécouvre des quartiers anciens de la ville où cohabitent de nombreuses communautés, y retrouve son amant mais aussi des amis, des connaissances, des militants progressistes, représentants de l'intelligentsia locale ou engagés dans l'action humanitaire.

C'est au travers d'une lecture qu'elle découvre la personne de Hrant Dink, célèbre journaliste et écrivain turc d'origine arménienne qui, en janvier 2007, a été abattu froidement en pleine rue par un jeune nationaliste turc. Créateur de l'hebdomadaire Agos (un ancien vocable turco-arménien plus guère usité aujourd'hui, qui signifie le sillon), Hrant Dink a été et reste encore aujourd'hui un grand symbole de courage et de rapprochement entre les peuples turc et arménien.
L'auteure va décider d'écrire sur l'itinéraire, sur la vie de cet homme. Au travers du portrait qui se déploie dans le roman, s'opère une entrée dans les soubassements de la société turque, dans son histoire, son passé (la création de l'état laïc, le génocide arménien,...) et dans son présent (le pouvoir autoritaire du président Recep Tayyip Erdoğan, les attentats perpétrés par le PKK - les nationalistes séparatistes kurdes - ou encore par la mouvance État islamique, les réfugiés venant de la Syrie proche,...). Toute la personne de Hrant Dink, toute son action, révèlent les nombreuses lignes de fracture et de rapprochement d'un pays qui se replie sur lui-même, qui éteint toute velléité contestataire et revendicative et qui règle en coupe sombre le sort des individus et des communautés qui veulent se faire entendre.

Le sillon est à la fois un roman autobiographique mais également un livre politique, engagé.
Si j'ai été quelque peu désarçonné par la partie romancée du livre, par le style indirect qu'utilise Valérie Manteau - on ne sait parfois plus très bien qui s'exprime, qui sont les personnages en présence - j'ai par contre été impressionné par l'approche et la connaissance qu'elle a de la situation politique et des droits de l'homme en Turquie, de l'état de l'opinion publique, consciente mais résignée, et de l'action du milieu culturel et littéraire.

C'est un livre qui, plus largement, interroge sur le sens de la dignité humaine, sur les combats nécessaires à mener, sur la notion de justice et des droits de l'homme dans un pays où sévit un état répressif et autoritaire, qui règle tout le pouvoir des institutions. C'est un livre qui nous questionne aussi sur la manière dont nous nous approprions aujourd'hui la mémoire d'un homme disparu - Hrant Dink - et l'action présente d'une autre - Asli Erdogan -, le combat dont ils sont les grands représentants.
Ce livre est enfin et par ailleurs, il faut le souligner, un bel hommage rendu à la ville d'Istanbul, à ses quartiers, à ses rues pleines et vivantes, à la Turquie et à son peuple, encore assez méconnus du côté de l'Occident, à ses communautés d'origine et à leur mémoire.


(*) "La nuit je mens" - Alain Bashung.
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