AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Atoutschine


UN GRAND PETIT LIVRE À RELIRE ET À MÉDITER

Le deuxième volume des contes de Jean Marcel, « Histoires des pays d'or II – Contes des tropiques », nous replonge dans le même univers merveilleux que « Histoires des pays d'or » (Paris, Éditions Soukha, 2013) dont je parlais avec un peu de retard dans ma chronique de 2017. Entre-temps, Jean Marcel nous quittait à 78 ans après une brève et fulgurante maladie, le 30 juin 2019, à Bangkok où il vivait bienheureux depuis des années. C'est ce qui explique que ce Québécois – né Jean-Marcel Paquette dans le quartier Saint-Henri de Montréal et professeur de littérature médiévale à l'Université Laval pendant des décennies – avait fini par être totalement imprégné des cultures asiatiques, surtout de celle de la Thaïlande. de manière touchante, il dédie ce livre « À la mémoire du vieil ami tant regretté, Maximilien Laroche (1937–2017) ». Ce dernier, d'origine haïtienne, en savait aussi quelque chose sur une autre littérature merveilleuse, la caribéenne. Subtilement, Jean Marcel fait le pont entre ces deux corpus qui ont en commun la propension au merveilleux et un climat tropical. Il présente ainsi ses 32 contes :

« À la suite du petit succès du premier tome, des lecteurs et amis m'ont aimablement alimenté en récits divers qui n'étaient pas venus à ma connaissance ou n'avaient pas retenu mon attention lors du premier choix des récits à traiter. Y figurent donc encore nombre de récits originaires du Siam, mais aussi de nombreuses histoires empruntées à la tradition birmane et laotienne, surtout des fables animales. »

Chiens, chats, léopards, lions, corbeaux et autres volatiles, et jusqu'au ver, se taillent la part du... lion. Mais il reste que si presque tout baigne dans l'univers du merveilleux et de la fable avec tous ces animaux parlants, et un clin d'oeil à La Fontaine, Jean Marcel offre une grande variété de sujets humains (et inhumains). Parfois, c'est la facétie digne des fabliaux, donc résolument réaliste, qui se donne la part belle.
Dès le premier conte (mais ne serait-ce pas une des rares nouvelles du recueil ?), « La blanchisseuse et le potier », on voit une lavandière de bonne réputation recevoir une commande de son roi : blanchir ses éléphants pour qu'ils acquièrent plus de valeur. C'est qu'un potier, vivotant avec ses glaises et envieux des succès de la blanchisseuse, avait fait circuler la nouvelle qu'elle avait ce pouvoir incroyable de tout blanchir y compris les pachydermes. Voyant le piège, la blanchisseuse exige qu'on lui fabrique des jarres assez grosses pour y faire tremper les éléphants. Et le potier de s'y mettre, mais sans succès, les contenants se brisant dès qu'on y met les mastodontes. À la fin, il est la risée de tous. Morale : « L'envie est un bien vilain vice qui porte le plus souvent en lui-même son propre châtiment ».
C'est encore sur le même mode facétieux que se dessine « Les cadeaux du Jour de l'An ». Mais ici, la facétie est ingénieusement intertextuelle, Balzac et Molière se mêlant à l'Orient. Un père, genre Goriot, avait marié ses deux filles à des Harpagons. Pour ne rien débourser, ces deux avares offrent à leur femme des dessins de cadeau. Pour les récompenser, leur beau-père leur offre en retour un verre dans lequel il a versé « le contenu irréel d'une bouteille invisible ».
Le merveilleux surgit dès le troisième conte, « Cendrillon sans citrouille ». Une bonne fille, exploitée par des marâtres, reçoit un don : ses paroles se transforment en fleurs ; une des marâtres cherchant à recevoir le même genre de don est punie : de ses paroles naissent des vipères. Bientôt, la bonne fille en fuite est enlevée par un prince au milieu d'une forêt qui se remplit de fleurs.
C'est la fable De La Fontaine, « le chat, la belette et le petit lapin » qui est parodiée dans « le chat maître d'école ». Un vilain chat convainc poules, canards et faisans de leur confier leurs petits pour en faire des érudits. Mais le « raminagrobis » se fait lacérer les yeux quand il s'apprête à manger les faisans : « Voilà pourquoi, depuis lors, les chats ont la pupille à la verticale ».
En revanche, c'est à une parabole de l'amour à laquelle on a droit dans « Comment l'amitié vint aux oiseaux » : des oiseaux de différentes espèces s'entendent pour cohabiter : « L'amour, mot grandiloquent dont se parent les grandes doctrines, n'est-il pas en fin de compte rien de plus que l'élémentaire et très naturelle gentillesse ? »
C'est presque à une saga de péripéties et d'horreurs que l'on assiste dans la trilogie « Des figues et des filles ». Une des trois filles d'une pauvresse, la cadette, épouse un serpent qui devient la nuit de leurs noces un prince charmant. Puis l'aînée, qui veut aussi son serpent, épouse un python qui l'avale le soir même de son mariage. le prince-serpent tranche le ventre du python pour libérer l'aînée, qui non contente de son sort cherche encore noise à la cadette, mais un pélican vient en aide à la bonne fille et précipite la méchante dans la mer.
Le végétal et l'humain s'entraident dans « Génie ». Un Chinois lettré est assigné au maniement des armes et à la guerre, mais il est très malhabile et rate toujours sa cible, un arbrisseau, lors de ses pratiques. Lors d'un combat, il est sauvé par cet arbrisseau : « Cent fois tu m'as épargné la vie, je te devais bien ce rachat. Je suis, dans ton jardin, le génie de l'arbrisseau ».
Le motif de l'envie revient dans « La hache merveilleuse » mais, comme son titre l'indique, le récit sort du cadre réaliste. Un bûcheron vit de manière aisée le jour où un « pur esprit » incarné en homme l'aide à retrouver sa vieille hache, tout en lui en donnant deux autres, en argent et en or, qu'il vend pour bien vivre. Son frère, jaloux, essaie d'attendrir le même esprit, mais se sauve avec la hache en or comme un voleur. L'esprit lui lance un sort, fait brûler sa maison et change la hache précieuse en vulgaire bâton : « En vouloir trop ne mène à rien ».
Autre facétie d'humour noir cette fois avec « Huis clos ». le « roi des Enfers » du monde bouddhiste juge « un voleur » qu'il fait « renaître en la personne d'un grand mandarin », puis « une putain » qu'il « somme] de se réincarner en grande dame », enfin un « médecin tout gonflé de suffisance » qu'il fait mettre « dans de l'huile bouillante jusqu'à ce qu'il se soit repenti d'avoir sauvé tant de vies !
« Lion en Salomon » paraît être une parodie du procès en divorce. Un couple de tigres, pour se séparer, fait appel à un lion qui tranche au sujet du partage du tigreau : il le mange sur place.
Dans « le pas du Bouddha », c'est l'Histoire et le merveilleux qui s'entremêlent, bien que difficilement à l'épreuve du réel. Au Ceylan, au XVIIe siècle, on vouait un culte à « une empreinte du pied du Bouddha ». On fit construire un sanctuaire là où une « vasque avait la forme d'une plante de pied ». Mais un missionnaire français, Jacques de Bourges, écrivit un livre dans lequel il se fit « impitoyable quand il se fut agi de décrire le sanctuaire » en question. La finale suggère qu'il n'avait pas compris que « le pas du Bouddha n'était qu'une image surréelle pour révéler aux esprits simples que l'enseignement du Grand Maître était passé par là ».
C'est à un feu d'artifice de métamorphoses que nous convie « Rien ne se perd, rien ne se crée », avec la réincarnation sans fin d'une femme en poisson, aubergine, arbre... ce qui fait que celles qui sont jalouses d'elle perdent toujours.
Le recueil se termine sur un conte catastrophe, avec « La ville engloutie ». Naga, le roi des serpents, déchaîne les éléments et engloutit une ville pour « se venger du sort que lui avait réservé le roi, sa ville et ses sujets ». Rien n'y poussera plus pendant des siècles, puis la vie renaîtra non loin du fleuve Mékong.

Voilà bien un grand petit livre à relire et à méditer, tout comme d'ailleurs les autres oeuvres de Jean Marcel, que ce soient ses livres de fiction (« Des nouvelles de la Nouvelle-France » et le Triptyque des temps perdus : « Hypathie ou la fin des dieux », « Jérôme ou de la traduction » et « Sidonie ou la dernière fête ») ou d'esprit (ses « Fractions » et ses nombreux essais dont « Jacques Ferron, médecin malgré lui »).

Michel Lord
University of Toronto Quarterly, Volume 89 Issue 3, Summer 2020, p. 277–301

Lien : https://utpjournals.press/ep..
Commenter  J’apprécie          00







{* *}