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Critique de 4bis


Vertige de la composition ! Maestria de la narration ! Un coeur si blanc est un bijou.
Juan, tout juste marié, éprouve une forme de pressentiment irrationnel et se sent inquiet sans qu'aucune raison objective vienne étayer son malaise. Voilà une trame vue et revue et s'il est si blanc, c'est peut-être qu'il est fade, ce coeur, diront ceux qui n'on pas lu les premières lignes de ce roman incroyable : « Je n'ai pas voulu savoir, mais j'ai su que l'une des enfants, qui désormais ne l'était plus et revenait à peine de son voyage de noces, entra dans la salle de bain, se mit devant la glace, ouvrit son corsage, ôta son soutien-gorge et chercha le coeur du bout du pistolet de son père, attablé dans la salle à manger avec un partie de la famille et trois invités. »

On pourrait oublier cet incipit frappant car le récit part ensuite dans d'autres directions qu'on trouvera peut-être éparses jusqu'à ce que l'on repère un, deux, trois fils rouges qui viennent broder, de façon toujours plus insistante, leur motif en sus de ce qui est raconté. Alors se mêlent et se superposent différentes temporalités. le soutien-gorge sera porté par d'autres aussi. Tout comme l'oreiller commun d'un couple sera celui d'un autre. Sans que jamais il n'y ait d'effets de manche spectaculaire. C'est toujours notre narrateur tout juste marié qui raconte. Si l'on se perd avec lui dans l'évocation d'une scène saisie lors de son voyage de noces, d'une autre ayant eu lieu alors qu'il était en déplacement professionnel à New-York, d'un souvenir d'enfance, c'est toujours en sachant d'où l'on parle. Il ne s'agit pas de nous emberlificoter dans un tissage sans repères pour qu'on se perde. Au contraire, il semblerait que ces fils que l'on voit apparaitre au fil des chapitres sont comme ces tâches de sang qui reviennent immanquablement signer sur ses mains la folie et le crime de Lady Macbeth, personnage fantôme et central de ce livre. Des fils qui signifient, qui relient, qui font émerger la vérité à moins que ce ne soit le cerveau qui soit malade (« I have done the deed » dit Macbeth à son épouse après avoir commis son forfait).

Juan, le narrateur, comme d'ailleurs Luisa, sa femme, est traducteur. Parlant quatre langues, il joue des interstices, des silences ou du pouvoir qu'il y a à ne pas traduire exactement les mots qu'il entend pour en faire un espace de création bien plus fécond. Ainsi, il rencontre Luisa tandis qu'elle supervise un tête à tête entre un homme politique espagnol et une « haute personnalité anglaise ». le narrateur est chargé de traduire les propos de la femme et de l'homme d'Etat tandis que Luisa assure par sa présence et sa grande connaissance des deux langues que rien n'aura été déformé. C'est ce que le jargon appelle un « filet ». Séduit par Luisa, Juan risque de la surprendre en substituant à un propos insipide d'un des interlocuteurs une question bien plus personnelle. Luisa se fait complice de la supercherie par son silence et les échanges vont devenir une réflexion désabusée sur le pouvoir, sur la solitude qu'il contraint, sur le fait d'être aimé aussi. Les mots donc. Ce qu'ils veulent dire, ce qu'ils saisissent de la vérité ou, plutôt, dès qu'on les prononce, ce qu'ils en dérobent. Comme s'ils n'avaient pour seule charge non de dire la vérité mais de leurrer afin de nous faire oublier que ce qui se passe nous échappe complètement : « Chaque pas, chaque mot, en n'importe quelle circonstance (dans l'hésitation ou la détermination, dans la sincérité ou le mensonge) a des répercussions inimaginables qui touchent ceux qui ne nous connaissent pas ni ne le cherchent, ceux qui ne sont pas nés ou ignorent qu'ils auront à souffrir de nous, et elles deviennent littéralement une question de vie ou de mort, tant de vies ou de morts ont leur mystérieuse origine dans ce que personne ne remarque et dont personne ne se souvient ».

Plus tard, dans un hôtel, tandis que Luisa est fiévreuse et alitée, Juan surprend, par les portes fenêtres entrebâillées des deux balcons mitoyens, une conversation dans la chambre d'à côté. Il est question d'assassiner une épouse encombrante. Qu'est-ce qui fait l'effectivité d'un acte par rapport à sa potentialité telle qu'elle apparait dans les mots entendus par l'indiscret voyeur ? La question du devenir de cette femme et de ce couple adultère va accompagner le narrateur des mois durant. La superposition du hasard qui lui a fait entendre cette conversation sans enjeu direct pour lui et la manière obsédante dont elle va l'occuper est de ces fils rouges évoqués plus haut.

Un père charmeur et expert en toiles de maître, un ami faussaire et peu fiable, une ancienne maîtresse qui l'héberge, des voyages professionnels, la vie de Juan suit des détours dont on ne comprend pas le sens, dupés que nous sommes par ses réflexions sur le silence, les concepts erronés, la manière dont on peut penser l'amour « Les gens aiment la plupart du temps parce qu'on les oblige à aimer » a dit la Haute personnalité anglaise. Quel sens donner à ces mots si on les rapporte à Juan et Luisa, à leur tout jeune couple et leur nouvelle maison qui ressemble de plus en plus aux goûts du père de Juan ?

Bien sûr, si je vous en ai raconté beaucoup, j'ai aussi caché l'essentiel, c'est le jeu. Un coeur si blanc n'a rien d'une bluette, c'est une réflexion habile sur le langage, sur le secret. C'est un roman magistralement construit qui invite à se perdre mais sans lâcher le fil, ni celle qui le tient.
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