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Critique de Malaura


A la fin des années 1940, observée par l'oeil rêveur d'un jeune garçon épris de musique et de littérature, la vie d'un quartier populaire de Barcelone donne naissance à sa vocation d'écrivain…

« La rue Torrente de las Flores croise quarante-six rues, a une largeur de sept mètres et demi, est bordée d'immeubles peu élevés et compte trois bars." Mais pour le jeune Ringo, elle est avant tout le théâtre de ses rêveries et de ses illusions, de ses erreurs et de ses égarements, de ses réflexions et de ses ambitions.
De son poste d'observation, jour après jour assis près de la fenêtre du bar Rosales, Ringo se fait le témoin muet de tout un petit monde de déshérités pour qui l'espoir le dispute à l'amertume quotidienne de vivre dans une Barcelone où le franquisme plane telle une ombre de cendres, enveloppant chacun d'un sentiment de morosité et de perte malgré des dehors faussement gouailleurs et enjoués.
Ringo connaît ces sentiments d'abandon que beaucoup d'habitants portent sur le visage.
A commencer par lui-même qui a vu son rêve de devenir musicien disparaître en même temps que son index dans les rouages du laminoir de l'atelier de joaillerie où il faisait son apprentissage; à commencer par sa mère dont les heures de travail comme aide-soignante laissent souvent, au terme de la nuit, totalement épuisée ; ou encore son père, le fort-en-gueule Raticide, dont les activités de résistance clandestines et les blagues sarcastiques camouflent mal les désillusions face à ce qu'il nomme « le trou du cul du monde », une Espagne envahie par les « rats bleus » et abandonnée des nations alliées; ou bien encore Mme Mir, femme d'âge mûr au coeur de midinette, pathétique amoureuse attendant désespérément une lettre qui ne viendra plus…

Mais « sous les ombres persistantes de l'imagination » de son regard rêveur, Ringo fait s'animer et s'auréoler tout ce petit peuple d'une réalité nouvelle car « ce qui est inventé peut avoir plus de poids et de crédit que la réalité, plus de vie propre et plus de sens, et par conséquent plus de possibilités de survie face à l'oubli. »
Peu à peu germe en lui quelque chose qu'il avait pressenti depuis longtemps déjà, le pouvoir de la fiction et des mots inscrits sur le papier.
Au gré de ses observations et des attentions constantes qu'il porte aux personnages de sa rue, une certitude se fait jour et une nouvelle inclination éclot, qui poussera Ringo à croire « que ce n'est que dans ce territoire ignoré et abrupt de l'écriture qu'il trouvera le passage lumineux qui va des mots aux faits, endroit propice pour repousser l'environnement hostile et se réinventer soi-même. »
Mais les mirages et les faux-semblants, les allers-retours entre mensonge et vérité sont quelquefois source d'interprétations erronées. Au côté de Mme Mir, de Violetta, de M. Alonso et des autres habitants de Torrentes de las Flores, Ringo apprendra aussi que dans la vie tout peut être sujet à imposture.

Roman d'apprentissage et d'initiation, « Calligraphie des rêves » est une magnifique réflexion sur le pouvoir de l'imaginaire à travers la représentation haute en couleur d'un quartier populaire de Barcelone. le jeune Ringo, alter égo de l'auteur, aimant à ce point « franchir le seuil de l'improbable et de l'imperceptible », y fait l'expérience de la vie mais aussi de l'art de mettre en scène la réalité grâce à l'écriture et à la fiction.
Au-delà d'un superbe texte admirablement maîtrisé, le plaisir de raconter, la satisfaction de fabuler, le bonheur d'écrire, que l'on ressent avec une intensité viscérale chez le romancier, ajoutent à la force d'un récit largement autobiographique, déjà éminemment touchant dans tous les aspects de sa narration par la luxuriance des petits riens et des détails, par la description colorée de personnages plus attachants les uns que les autres et par la peinture animée de Barcelone, des Ramblas au parc Guëll… Comme une peau qui respire, la vie jaillit et sourd avec ravissement de tous les pores de la prose de Juan Marsé, le long d'un graphisme délié et au gré de phrases longues et fuselées qui s'écoulent avec la fluidité et la limpidité d'une eau vive.

Lire « Calligraphie des rêves », c'est avoir l'impression de se retrouver projeté dans ces vieux films italiens néoréalistes d'après-guerre - de Roberto Rosselini, de Dino Risi - qui décrivent la dure réalité quotidienne, économique et morale, des faubourgs populaires. L'on y voit le linge pendre aux fenêtres et une nuée de gamins en culottes courtes s'égailler comme un vol de moineaux dans les vieux quartiers de la ville, sous le regard impassible de vieillards assis devant les portes des bistrots…
Le réalisme pointilleux et expressif y est terriblement attendrissant ; la poésie et la cruauté de la vie y sont harmonieusement entrelacées et, à mi-chemin entre le rire et les larmes, la comédie côtoie le drame et le burlesque le pathétique.
Vif, entraînant, chamarré, émouvant, déchirant, raffiné, le roman de Juan Marsé est un bonheur de lecture dont nous remercions les éditions Christian Bourgeois de nous avoir permis la découverte par le biais de l'opération Masse critique.
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