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Critique de Bequelune


La prostitution ne s'est constitué en « problème social » qu'à l'issu d'un long processus historique. On peut distinguer deux types de conceptions de la prostitution en France :
— Une approche abolitionniste qui considère la prostitution comme une forme d'exploitation et d'atteinte à la dignité humaine. Les prostituées sont alors considérées comme des victimes et il s'agit de punir les proxénètes et, parfois, les clients. Précisons bien : par « abolition » il ne faut pas entendre abolition de la prostitution (même si, à terme, c'est l'effet recherché) mais abolition de la réglementation autour de la prostitution. L'Etat se refuse à organiser de quelque manière que ce soit l'activité des prostituées.
— Une approche règlementariste qui considère la prostitution comme une activité « normale », au sens de similaire aux autres activités marchandes. On appelle alors les prostituées « travailleuses du sexe ». Il s'agit alors de contrôler leur activité à travers une réglementation spécifique.
Officiellement la France est aujourd'hui un pays abolitionniste. Il interdit la constitution de maison close, ou même de louer en local en vue d'une activité prostitutionnelle, et réprime le racolage. Pourtant la France traine derrière elle une longue tradition règlementariste dont elle n'a pas tout oublié. C'est ce qui fait que, juridiquement, la prostitution est dans un statut intermédiaire : elle n'est pas punissable en tant que telle mais constitue un préalable à plusieurs délits (racolage, proxénétisme). En outre, l'Etat prélève une partie des bénéfices de la prostitution sous le régime des « bénéfices non commerciaux ».
Cette situation ambiguë (ni vraiment autorisée, ni vraiment interdite) font dire à certains analystes que la prostitution en France serait une profession libérale interdite de toute publicité, de démarchage et même de lieu d'exercice. Avec une particularité forte cependant note Lilian Mathieu : les prostituées sont avant tout des « désaffilié-es » — il emprunte ce concept à Robert Castel.
L'auteur de la Condition prostituée nous dépend un milieu social marqué par une grande hétérogénéité de statuts. Dés lors les discours sur la prostitution échappent rarement à un écueil courant lorsque l'on parle de groupes dominés : l'essentialisation. La parole n'est jamais donnée aux premiers et premières concerné-es ; au contraire est posé sur eux un regard empreint d'idéologie, duquel en ressort une image déformée mais conforme aux attentes des groupes qui ont la parole. En effet, les abolitionnistes ne voient que victimes aliénées quand les réglementaristes voient travailleuses libres et affranchies.
Bien qu'opposées sur le fond, les représentations abolitionnistes et règlementaristes se rejoignent alors dans une certaine négation de la diversité des situations des prostituées, ainsi que dans le mépris qu'ils entretiennent à l'égard d'une partie des prostituées (celles « libres » ou forcées, selon le camp) qui font le choix de témoigner voire militer.
Dans La Condition prostituée, Lilian Mathieu reproche aux deux courants d'avoir une « vision atemporelle » de la prostitution et ainsi de ne débattre qu'à partir de visions fantasmées ou littéraires des prostituées, sans jamais se soucier vraiment des conditions concrètes d'exercice de cette activité. D'un coté une vision misérabiliste, de l'autre une vision populiste de la prostitution : les deux loupent ensemble, selon l'auteur, leur objet.
Cela nous amène à la formulation d'un paradoxe : abolitionnistes et règlementaristes se réclament tous deux d'une lutte féministe et se mobilisent dans le débat public pour défendre la « dignité des femmes » et/ou des prostituées ; ils confisquent pourtant la parole à ces personnes qu'ils prétendent protéger et décident à leur place ce qui est bien pour eux, sans jamais se pencher sur la réalité (ou plutôt les réalités) de la « condition prostituée ».
Pour surmonter ce paradoxe, nous dit Mathieu, il faut envisager les discours sur la prostitution dans un cadre plus large : celui d'une guerre contre la pauvreté qui prend bien souvent des accents de guerre contre les pauvres. Dans cette optique, le fait que la loi sur le racolage passif fasse partie de la loi dite Sarkozy de 2003 – qui vise tout à la fois la petite délinquance, la mendicité et les gens du voyage – est significatif : on assiste bel et bien à une entreprise de criminalisation de la pauvreté1 qui prend le doux nom de « tolérance zéro ».
Ouvrage très intéressant qui permet de prendre un recul salvateur sur la question de la prostitution, La Condition prostituée a quand même un petit défaut : l'auteur semble sans cesse se placer dans une position volontairement polémiste, et un peu stérile, en plaçant dos à dos les abolitionnistes et les règlementaristes.
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