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Critique de Dorian_Brumerive


Bien que traduit tardivement en France, pour des raisons de germanophobie bien compréhensibles en leur temps, l'allemand Karl May est un monument du roman d'aventures, contemporain et extrêmement proche dans son approche narrative de l'italien Emilio Salgari et du britannique Henry Rider Haggard.
Bel homme au charisme perceptible même sur ses photos, on peut dire de Karl May qu'il écrivit durant toute son existence les aventures lointaines et exotiques qu'il aurait voulu vivre, et à laquelle une partie de lui-même aspirait grandement, bien que sa vie fût plutôt bourgeoise et casanière. Cet investissement personnel est pour beaucoup dans la qualité de ses récits, et dans le succès qu'ils rencontrèrent. le héros principal de ses livres était souvent un alter-ego de lui-même, un personnage généreux, courageux et moralement intègre, auquel beaucoup d'adolescents pouvaient s'identifier d'autant plus facilement qu'il était véritablement conçu pour cela, par son auteur même qui était le premier à l'enfiler comme un déguisemement.
Tout comme Emilio Salgari, Karl May était un adversaire vigoureux du colonialisme. Ses romans sont donc exempts de tout racisme ou de toute condescendance suprémaciste. Bien au contraire, très souvent, son héros cherche à se fondre dans les populations locales en adoptant leurs vêtements, leurs coutumes, leurs langages, répétant souvent que l'Européen doit laisser aux frontières d'un pays ses propres références morales et culturelles s'il veut véritablement fraterniser avec les populations exotiques.
Karl May possédait d'ailleurs une caractéristique rare pour un allemand : il était profondément catholique, et son antiracisme, son désir de fraterniser avec les autres civilisations, reflétait aussi son opposition à la pensée protestante et déterministe de l'Allemagne, plus encline au racisme, car persuadée que si certaines populations sont restées primitives ou tribales, c'est que Dieu l'a voulu ainsi. À l'opposé de cette mentalité, le christianisme universel de Karl May aspirait à une évolution de l'humanité par l'échange et l'enrichissement mutuel des hommes et de leurs cultures. Les différences religieuses, même, n'étaient pas selon lui un obstacle : chez Mahomet comme chez Jésus, les valeurs morales et les vertus sont semblables, et c'est sur ce point que les hommes devaient se retrouver car tous les hommes sont à la recherche du même Père Eternel dans le même souci de probité morale et de dévotion au Bien. le Dieu que l'on nomme de cent noms différents à travers le monde serait en fait la même et unique déité souveraine à laquelle nous nous sentons tous intimement liés.
Ainsi, dans ses premiers récits d'aventure de Karl May, son héros et alter-ego a adopté le nom de Kara Ben Nemsi, ce qui signifie en turc et en arabe « le fils d'Allemagne à la peau noire ». Habillé en bédouin, le teint noirci par les sables des déserts, Kara Ben Nemsi est devenu un ottoman, sans pour autant faire mystère de ses origines allemandes ou de son christianisme. Il en est fier pour des raisons exactement similaires à celle d'un Arabe fier de ses origines et de sa foi en l'Islam et, par conséquent, il respecte la fierté du musulman mais exige en retour d'être respecté par ce dernier comme chrétien et occidental.
Kara Ben Nemsi voyage d'ailleurs avec un ami authentiquement bédouin et musulman, Hadschi Halaf Omar, personnage fantasque et fanfaron qui enrichit son nom de nombreux titres ronflants et nobiliaires, qui changent à chaque nouvelle aventure. Toutefois, Kara Ben Nemsi n'aura de cesse d'aider son ami à conquérir pour de vrai ces titres dont il se pare, à commencer par le titre "haji" (ici, transposé de manière très germanique en "hadschi"), réservé aux musulmans qui ont déjà accompli le pèlerinage rituel à La Mecque, et où Kara Ben Nemsi l'accompagnera au péril de sa vie, puisque l'enceinte de la Mecque est interdite aux non-musulmans.
Cependant, selon Karl May, l'homme qui croit profondément en Dieu, et l'adoree sous toutes ses formes, ne peut que se sentir chez lui partout. Il respecte et partage les traditions de ses frères. S'immerger dans cette dévotion musulmane renforce Kara Ben Nemsi non seulement dans sa propre foi chrétienne, mais aussi dans sa grande estime de l'Islam. Kara Ben Nemsi et Halaf Omar entretiennent aussi une compétition amicale, durant les moments où ils traversent ensemble les terres désertiques, où la solitude absolue et l'uniformité des horizons les amènent souvent à discuter théosophie et métaphysique. Chacun tente, par un débat argumenté, de convertir l'autre à sa religion, mais cela se fait dans la plus complète amitié, avec de l'humour et dans la plus élémentaire courtoisie, chacun sachant bien que l'autre restera sur sa foi et que ces tentatives de conversion sont en réalité une démonstration d'affection envers un ami cher auquel on souhaite instinctivement de connaître l'extase des Bienheureux selon l'idée que l'on s'en fait soi-même.
On mesure aujourd'hui à quel point le message de Karl May pouvait paraître totalement lunaire dans l'Europe de la Belle-Époque, pas encore convertie à la laïcité. Karl May, il est vrai, écrivait pour un public d'adolescents, et pouvait toujours arguer que cette philosophie déiste et cosmopolite entrait principalement dans le charme insolite de ses récits exotiques. En réalité, né dans un milieu peu instruit et d'une grande pauvreté, Karl May avait eu une jeunesse tumultueuse de petit escroc et de voleur, et avait passé plusieurs années dans des prisons et des maisons de redressement, où il avait non seulement découvert la foi catholique, mais aussi ses talents littéraires.
Il y avait probablement en lui une solide expérience de la vie qu'avaient enluminée sa révélation spirituelle et, sans doute aussi, une immense gratitude d'avoir pu échapper au sordide destin qui l'attendait. le petit voyou devenu conteur exemplaire pour les adolescents avait compris tout ce qu'une bonté d'âme empreinte de tolérance et d'amour universel pouvait apporter à celui qui se sentait exclu ou marginalisé par la société.
De 1881 à 1888, Karl May connut son premier grand succès littéraire avec son « Orientzyklus », une série de 17 nouvelles mettant en scène les aventures de Kara Ben Nemsi et Hadschi Halaf Omar qui parurent dans le magazine « Deutscher Hausschatz », avant d'être réunies en six tomes à partir de 1892, dans une édition revue et corrigée. La relation amicale, et probablement plus intime, que Karl May, parfaitement bilingue, partageait avec la traductrice française Juliette Charoy, qui officiait sous le pseudonyme J. de Rochay chez l'éditeur tourangeau Alfred Mame Et Fils (probablement le meilleur éditeur de livres pour la jeunesse de la Belle-Époque, bien supérieur même à Hetzel), fit que Karl May fut publié en volume en France avant de l'être en Allemagne.
« Les Pirates de la Mer Rouge » rassemble donc les cinq premières nouvelles du « Orientzyklus », publiées en magazine en 1881, et correspond au futur premier tome allemand, « Durch Wüste Und Harem ». On a beaucoup reproché à Juliette Charoy d'avoir adapté et incorrectement traduit ces nouvelles. En réalité, elle a fidèlement traduit les récits de 1881 dans le « Deutscher Hausschatz ». C'est Karl May lui-même qui, lors de leurs publications en volume, a considérablement réécrit et corrigé ses récits. Il était bon que cela soit dit.
Le succès en France ne fut que modérément au rendez-vous, et il n'est pas certain que tous les volumes de ce cycle aient été traduits. Karl May attira plus l'attention bien plus tard, en France, par son roman consacré au corsaire Surcouf, puis, par ses westerns traduits à partir des années 20, tous fort honorables mais relevant plus modestement d'une littérature populaire très codifiée. « Les Pirates de la Mort Rouge » ne fut jamais réédité, et demeure un ouvrage excessivement dur à trouver pour le bibliophile.
Les cinq nouvelles de ce recueil forment des récits indépendants, quoique se succédant de manière chronologique, et comptant des personnages annexes récurrents : « Sur les Bords du Nil » (« Die Tschikarma »), narrant la délivrance d'une jolie monténégrine, enlevée par un sultan fort épris puis rendue à son fiancé légitime, est indéniablement le conte le plus réussi.
L'ambiance est ici clairement inspirée  des Mille-Et-Une-Nuits, tout en étant bien plus centrée sur l'humain. Les intrigues sont classiques, les paysages joliment esquissés, mais c'est avant tout l'âme ottomane que Karl May dissèque avec beaucoup de réalisme. Bien qu'il se soit prétendu très globe-trotter, il semble que Karl May ait imaginé la plupart des voyages qu'il a prétendu avoir fait. Il n'empêche qu'il décrit, de manière érudite et assez positive, la fierté ombrageuse des peuples orientaux. Dans chaque récit, Kara Ben Nemsi joue un rôle de négociateur pour résoudre une crise, pour lui-même si ce n'est pour d'autres. La question de sa double-identité revient souvent : les Arabes se défient de cet Allemand costumé en bédouin. Lui-même joue alors la carte de l'homme offensé dont on remet en cause l'honorabilité : il s'habille en bédouin, car il ne vient pas en colon. Il ne cache pas son origine allemande, car il ne veut pas mentir. Il n'impose pas sa religion, il vient en apprendre une autre, qui prône les mêmes valeurs que la sienne.
Souvent, ces duels d'orgueil débouchent sur de brillantes joutes verbales, où l'on est à deux doigts de sortir les sabres, mais où finalement, on se juge, on s'estime, on finit par se comprendre et par partager le thé de l'amitié. le personnage alter-ego de Karl May est bien un peu messianique dans sa forme, mais la religion est ici l'identité commune et multiforme que partagent des hommes qui croient au combat des Forces du Bien contre les Forces du Mal.
Parce que la spiritualité prend des formes très différentes entre le Christianisme et l'Islam, Karl May effectue son jumelage sur un plan finalement très culturel et identitaire. Tout cela confère à cet aspect-là de son récit une surprenante modernité.
Les deux dernières nouvelles, qui sont aussi les plus longues, « Les Pirates de la Mer Rouge » (« Eine Wüstenschlacht ») et « Une Bataille dans le Désert » (« Der Merd-es-Scheïtan I »), qui se déroulent respectivement en Arabie Saoudite en en Irak, marquent un essoufflement notable du rythme, et un éparpillement narratif parfois difficile à suivre, mais indéniablement, l'ensemble dégage un certain charme exotique, même si on pourra estimer que tout cela se complait dans des affrontements virils, et manque un peu de femmes, et totalement de romantisme.
Le dépaysement est toutefois garanti, et Karl May se montre très habile à concilier les scènes d'action nécessaires à tout récit d'aventure avec des questionnements spirituels articulés en dialogues platoniciens. On a donc une oeuvre d'une grande qualité, fort instructive culturellement, tout en sacrifiant aux impératifs musclés d'une narration pour ados, et incitant à un mysticisme philosophique peut-être un peu niais, mais qui fait tout de même un peu fonctionner la matière grise.
Il n'y aurait à reprocher à ces « Pirates de la Mer Rouge » qu'une tendance à la répétition des situations, qui fut peut-être corrigée pour l'édition définitive allemande, d'ailleurs; et un essoufflement manifeste dans les dernières pages, pourtant censées être les plus épiques. On imagine néanmoins que si Karl May, pendant 7 ans, en a tiré six volumes, qui ont été adaptés en feuilleton télévisé dans les années 70 (« Kara Ben Nemsi Effendi »), et qui restent encore une référence littéraire en Allemagne, c'est que son expérience littéraire lui a permis de renouveler, au fil des volumes, ce qui dans cette première mouture, semblait terriblement avoir besoin de l'être.
On ne peut que regretter qu'aucune nouvelle traduction du « Orientzyklus » de Karl May n'ait été initiée en France, et cette fois-ci avec les superbes gravures qui accompagnaient la publication initiale des récits, et qu'apparemment le « Deutscher Hausschatz » n'a pas voulu céder à Alfred Mame Et Fils.
On peut d'autant plus le regretter que cette oeuvre colossale, humaniste et pacifique, pourrait tout à fait séduire et émerveiller aujourd'hui un lectorat musulman, tout en le sensibilisant à l'aspect le plus bienveillant de la laïcité et de l'acceptation de la différence face au multiculturalisme.   

Quelques images de l'adaptation télévisée :
https://www.youtube.com/watch?v=8qwQ2Dq9Bus
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