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Critique de michfred


On connait bien mal ceux qui nous entourent.

Ceux que nous aimons,  pour nous,  sont un mystère tant notre regard sur eux est voilé par la tendresse ou émoussé par l'habitude.

C'est ce que semble penser Ilaria,   l'intransigeante héroïne du troisième  roman de Francesca Melandri, Tous sauf moi -  Sangue giusto,  en italien.

En le  lisant,  je n'ai cessé de penser à un film de Costa Gavras, Music Box, où l'héroïne, incarnée par Jessica Lange, découvre  peu à peu le monstre qu'a été,  qu'est encore son père,  émigré hongrois devenu americain, self made man charismatique, citoyen  respectable, grand père adulé, père chéri- et pourtant tortionnaire de la pire espèce, raciste impénitent, suppôt  des nazis en Hongrie...

Ilaria Profeti,  "petite Robespierre" , est elle aussi amenée à faire sur son père, Attilio Profeti, ce très vieil homme qui perd un peu la boule, des découvertes successives, et plutôt désagréables.

Le facteur déclenchant est l'arrivée , dans sa vie et son appartement romain,  d'un jeune homme venu d' Éthiopie, d'un noir d' ébène, et qui se dit son neveu.

 L' enquête d'Ilaria  sur l'identité  réelle d'Attilio Profeti, derrière les mensonges déjà presque démasqués de ses nombreuses "familles", de ses épouses, de ses enfants cachés,  va largement déborder le cadre d'une enquête familiale.

 Elle la conduit  à exhumer l'histoire de son propre pays dans les rapports sordides qu'il a eus, qu'il a encore, avec l'Afrique, cette terre meurtrie.

Fascisme, berlusconisme, libéralisme: trois  compagnons du colonialisme, trois fléaux .. tiens, comme Attila, le surnom d'Attilio. On y revient...

Après  les grèves succédant à la Grande Guerre, c'est l'avènement des chemises noires, l'occupation et la "pacification" de l'Abyssinie, sa mise en coupe réglée au nom de la Difesa della razza, chère aux anthropologues fascistes,   qui ravale les Ethiopiens au rang de créatures inférieures. On peut dès lors, sans scrupule,  les asperger d'ypérite , les nettoyer au lance-flamme. Les Habeshas, autre nom des Abyssins," les Brûlés ",  ne semblent plus devoir  leur nom à  la seule couleur de leur peau..

Apres la défaite fasciste, l'empire  du Négus est une sorte de régression féodale puis, une fois  le Négus destitué et étouffé , s'établit en Éthiopie la pire dictature socialiste qui soit, celle du sanguinaire Mengistu, avec la bénédiction des démocraties européennes, dont l'Italie,  qui lui envoient des chefs d'entreprise peu regardants sur la question des droits humains mais âpres au gain. L'Afrique si misérable est une terre de profits étrangers: une nouvelle colonisation économique qui n'a rien à envier à  l'ancienne. Les Éthiopiens émigrent en masse. Après les Brûlés,  voici les Sortis..

L'enquête d'Ilaria se déroule sur fond de corruptions et de scandales   berlusconiens , du bunga bunga à  la réception compromettante de Khadafi à  Rome - qui n'a rien à envier, elle non plus, à celle du même Khadafi par Sarkozy...-

 Et l'arrivée du jeune neveu d'Ilaria , menacé d'expulsion , la renvoie  aux lois iniques-  votées par le centre gauche,.-  sur l'immigration...et à  ce "Jus sanguinis" , ce droit du sang, abusivement traduit par "sang juste"!

Ce périple historique afro-italien croise et recroise la piste d'Attilio, le beau, le charismatique, le séducteur, le chanceux Attilio.  Et à chaque croisement,  une facette noire du personnage apparaît, une "facetta nera" comme dans  la chanson raciste des milices fascistes..

Comme sa fille, Ilaria,  on pousse un soupir de soulagement à voir s'éteindre, dans la sénilité et la démence, celui qui n'a jamais eu assez conscience de lui-même pour avoir des remords,  ni  assez de courage pour défendre vraiment les siens, à l'opposé  de son vieux copain Carbone, "madamato' comme lui, mais resté avec sa "madame"  éthiopienne et ses enfants métis, sacrifiant toute ambition, par fidélité et amour...et gagnant, au poteau, le concours de longévité qui était le but suprême d'Attilio. "Ils peuvent mourir tous, sauf moi. " ne cessait-il de répéter .

Raté. 

Encore plus dense, plus ambitieux, plus terrible , plus fouillé que les deux ouvrages précédents de Francesca Melandri , 'Tous sauf moi" est un livre puissant, dont l'enquête procède par cercles concentriques - et non, comme je l'ai fait plus haut, par souci de clarté, dans une démarche linéaire et chronologique.

Cette " enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon" s'élabore dans un désordre savant, comme dans  une vraie recherche, où le hasard mène à une vérité,  où les coïncidences  éclairent un contexte obscur, où  les rapprochements, les associations d'idées font soudain  jaillir la lumière.

Cette structure mouvante, sensible, intelligente, est un des atouts du livre, et rend l'identification à  Ilaria plus étroite. 

Rien d'explicatif, de pesamment surligné : la recherche historique profonde, solide, reste sous- jacente, discrète : elle est toujours sous le contrôle de la construction romanesque, elle dépend entièrement des aléas narratifs, de la psychologie des personnages,  ce qui est un vrai tour de force pour une matière historique aussi complexe.

Du coup, le lecteur  en sort non seulement bouleversé mais plus instruit, comme si ce tâtonnant  voyage, ce lent cheminement vers la vérité, il l'avait construit lui-même,  à la force du poignet.

Je remercie Babelio et les éditions Gallimard pour ce beau et grand moment de lecture! 
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