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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Le théâtre perdit son antique fureur,
La comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre."
(Boileau, "Art poétique")

J'ai un faible pour Ménandre depuis ma rencontre avec sa statue devant le théâtre de Dionysos à Athènes. Son visage était si sympathique et intelligent... et j'étais terriblement désolée que les Parques lui aient coupé le fil aussi vite, en le noyant en mer.
Une impression non moins positive me laisse la relation de ce dramaturge avec l'hétaïre Glycère, pleine d'affection et de respect. Même les correspondances apocryphes d'Alciphron pleines de satire mordante sont étrangement bienveillantes envers ce couple légendaire.
Et après la lecture de deux de ses trois (il me semble) pièces qui nous restent dans leur presque-intégralité, je l'aime encore davantage.

On peut se faire une certaine idée de cet auteur du 4ème siècle av. J.-C., notamment grâce aux listes de vainqueurs des concours théâtraux, où il figure plusieurs fois en place d'honneur. Mais on ne peut deviner le contenu de la plupart de ses comédies que grâce aux imitations, citations ou fragments repris par ses successeurs. Apparemment, Ménandre fut à son époque un "véritable modèle culturel", vénéré par la suite par des hommes de lettres aussi disparates que Plaute, Térence, Plutarque, Racine, Molière ou Boileau.
J'aurais tendance à croire que quelqu'un d'aussi adorable que Ménandre doit être aimé de tous, mais les chrétiens fanatiques qui brûlaient ses pièces avaient, de toute évidence, une toute autre opinion. de ce fait, je me dis que c'est déjà un sacré coup de chance de pouvoir tenir entre mes mains un texte perdu il y a deux mille ans, destiné aux flammes, et retrouvé en 1905 complètement par hasard en Egypte, dans un dépotoir du 3ème siècle. C'est un privilège de le lire : Nietzsche ou autres philologues classiques, qui mériteraient cette lecture bien plus que moi, n'ont pas eu cette chance.

"L'Arbitrage" (ou "Épitrépontes") combine plusieurs phénomènes ordinaires (aujourd'hui on dirait "sensibles") de la société grecque : abandon d'enfant, épouses répudiées, différente perception de l'infidélité chez les hommes et les femmes, viol, esclavage et prostitution. Avec ces ingrédients, Ménandre nous a concocté une comédie débonnaire, qui ne vous fera peut-être pas hurler de rire, mais au moins sourire.
La fin heureuse n'est pas apportée par un habituel deus ex machina ; ce sont les mortels ordinaires qui doivent donner un coup de pouce au heureux hasard, et qui doivent souffrir pour se rendre compte de leurs propres fautes (le commérage chez Onésimos, l'avarice chez Smikrinès) et essayer de les réparer. Ménandre y exprime clairement son opinion sur les hétaïres, et montre Habrotonon, l'"enquêtrice" de la pièce, comme une femme généreuse au caractère pur, peu importe ce qu'en pensent ou disent les autres. L'une des scènes particulièrement charmantes est la leçon d'humilité donnée à Smikrinès par une simple nourrice qui cite Euripide.
On ressent l'amour du dramaturge pour les hommes, et aussi sa foi en la possibilité de devenir meilleur. Tout cela est encadré par une intéressante philosophie, selon laquelle les dieux n'interviennent qu'indirectement dans nos vies, en dotant tout un chacun de sa nature propre. Si le mortel pèche contre cette nature (par exemple par sa cruauté), il souffre. Et parce que d'autres personnes lui servent de mécanisme de contrôle, Ménandre peut en quelque sorte affirmer que "l'homme est un dieu pour l'homme". Magnifique !

"Le Bourru" ("Dyscolos") parle d'un misanthrope furieux, Cnémon, qui changera son point de vue sur l'humanité après le comportement de ses proches au moment où il se retrouve en danger mortel. Une fois de plus, le dramaturge surprend agréablement par le fait que la transformation de Cnémon n'est pas complète et ne va pas à l'encontre de la logique de son personnage. Les "méchants" chez Ménandre ne sont tout simplement pas méchants sans raison (ni pour toujours), et ses comédies ne ressemblent pas aux naïfs contes de fée. Au contraire, il y a beaucoup de critique sociale :
"Triple maudit, ce type-là ! Quelle vie il a ! Ça, c'est un paysan attique pur et dur ! à force de se battre contre des pierres qui ne portent que thym et sauge, il s'attire bien des chagrins mais n'attrape rien de bon".
Sinon, "Dyscolos" est réellement comique. J'ai beaucoup aimé le "tableau de genre" avec le cuisinier Sicon qui porte un mouton récalcitrant sur ses épaules : "Ce mouton-ci, c'est une calamité peu ordinaire ! Va-t'en au gouffre ! Si je le porte en le soulevant en l'air, il se tient par la bouche à une jeune branche de figuier, bouffe les feuilles et tire de toutes ses forces ; d'un autre côté, si on le laisse par terre, il n'avance pas !"
La traduction relativement moderne utilise des expressions populaires et donne une sensation de fraîcheur, sans oublier le fait important que ce fut Ménandre (et non pas Aristophane, culturellement plus éloigné) qui a le plus influencé la tradition des comédies européennes. Je n'ai lu qu'une seule pièce d'Aristophane ("Les Grenouilles"), mais à comparer les deux, le chaleureux et amusant humaniste Ménandre gagne résolument toutes mes sympathies.
"Toi qui as subi tous les malheurs du monde, danse, viens te joindre à nous !" 4/5
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