L'aurore martyrise l'enfant

Jeanne mène une vie « déshonnête ». C'est ce que l'on raconte. On dit qu'elle se comporte mal avec les hommes. Même s'ils la malmènent parfois, ce sont tout de même eux qui lui permettent de se nourrir et de payer sa chambre au village.

Oui, mon frère. Chacun de mes enfants est une tumeur qui grossit en moi, un carrousel de lames à l'envers dans mes entrailles, l'oeuvre de Dieu qu'il me faut immoler. Vivre est un acte exigeant. Il l'est encore davantage lorsque l'on porte une progéniture dont [on] ne veut pas. Je me réveille en sursaut dans la nuit, encore surprise de voir mon ventre enflé. Je le frappe, le roue de coups, le griffe.

Je ne témoigne pas à mon propre procès. On me rappelle que ma parole de femme nuirait à mon sort.

Gérard, Georges, Marie-Paule et Cécile, quatre petits poucets de ma première union à égarer loin dans les bois. Il ne faut pas oublier non plus Joseph-Charles- Édouard et Yvette que la providence m'a déjà reprise des mains.

Joséphine n'apprécie personne. C'est un chat sauvage que nul ne peut approcher. Sympathique à ma cause, elle a, comme moi, longtemps craint les corrections de notre fatrie. Mais on la laisse tranquille depuis que mes frères Joe et Willie, les plus forts de la famille, en ont fait leur protégée ; depuis le soir où elle s'est résignée à les suivre dans le grenier à foin, en pleines ténèbres, alors que Son père n'y est pas.

La nuit est une page blanche sur laquelle il faut écrire dans le noir sans savoir où poser sa plume...

Tu as 21 ans. Déjà un homme, un homme fait.

Je n'ai que 14 ans, mais je suis déjà femme.

C'est à 14 ans que l'on perd son innocence.

C'est à 14 ans que l'on comprend l'étendue de l'improbable et l'ampleur des limites.

C'est à 14 ans que l'on découvre la floraison de l'absurde.

C'est à 14 ans que l'impossible saigne.

Il me reste tout de même quatre enfants à élever, à réussir.

Des mousses dont je ne veux pas. Des flos dont je n'ai jamais voulu et qui ont fleuri en moi contre mon gré.

L'envie de vengeance grossira dans mon sein chaque fois que je porterai un enfant ; j'en ai la profonde conviction. Capituler, consentir à l'Autre et se compromettre silencieusement jusqu'à s'en suturer les yeux...

Voilà ce qu'être femme.

Mes années d'école sont peut-être terminées, mais la sécheresse a encore tant à m'apprendre.