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Critique de Alzie


Alzie
19 septembre 2014
"Je voulais faire un art qu'on puisse appeler rétinien, pictural, beau et même sentimental".

Hormis ses photos-peintures et quelques nuanciers, la richesse de l'oeuvre de Richter m'échappait complètement quand la grande rétrospective "Gerhard Richter/Panorama" s'est profilée à l'horizon 2012. le Centre Pompidou avait déjà fait connaître cet artiste au public français, en 1977, lors de sa première grande exposition inaugurale d'ouverture "Paris - New York". G. Richter âgé de quarante-cinq ans était rangé alors parmi les représentants de l'art conceptuel ou du minimalisme. A partir des années 1980, l'importance de son oeuvre est définitivement consacrée et les études ne cesseront plus d'en révéler toute la complexité.

La rétrospective de l'été 2012 qui est venue célébrer les quatre-vingts ans de l'artiste, s'est fait l'écho de cette première exposition de 1977, en montrant à nouveau les monochromes gris et des oeuvres sur verre et en mettant l'accent sur l'alliance figuration/abstraction plutôt que sur leur opposition. Fruit d'une collaboration étroite entre le Centre Pompidou, la Tate Modern de Londres et la Nationalgalerie, Staatlische Museen de Berlin, elle a permis à chaque institution d'adopter un point de vue spécifique pour présenter une partie de l'oeuvre et s'est déroulée à des périodes différentes à Londres, Berlin et Paris. Certains ont eu la chance de la découvrir dans toute sa diversité en se déplaçant d'une capitale à l'autre. Pour d'autres, comme moi, « Gerhard Richter/Panorama » reste un excellent moyen de venir prendre la mesure de cette oeuvre.

Comment comprendre l'homme dans son art ? C'est ce que propose ce catalogue très complet qui embrasse la presque totalité du parcours de Gerhard Richter (trois cents oeuvres reproduites) de la fin des années cinquante à aujourd'hui. Les oeuvres les plus surprenantes sont parfaitement mises en valeur et le livre projette un éclairage exigeant mais éloquent sur la diversité d'une création très prolifique. Six contributions de spécialistes européens ou américains s'articulent en périodes chronologiques couvrant grosso modo chacune une dizaine d'années, qui présentent de manière tout à fait passionnante la singularité de G. Richter, des premières photos-peintures aux panneaux de verre et aux dernières abstractions ; analyses très stimulantes, même si parfois un peu ardues à la lecture, il ne faut pas le cacher.

Dans l'entretien d'introduction très accessible, accordé à Nicholas Serota, directeur de la Tate Modern, le peintre s'affirme "résolument classique" et déclare vouloir inscrire son intention artistique dans la permanence d'une aventure esthétique où le doute est réitéré sans cesse "comme moteur de la grande tradition picturale". C'est effectivement ce qui traverse l'analyse des oeuvres proposée ensuite mais qui soulève chez lui un paradoxe, car si sa capacité à peindre est toujours remise en cause, s'il doute souvent que la peinture puisse encore trouver une raison d'exister, si son impuissance à traiter de la Shoah est répétée, c'est sa foi dans l'art qui le conduit à perséverer : mystère absolu et dès plus troublant qui lui fait dire aussi : "Je suis un athée qui a la foi".

Son scepticisme, sur lequel il s'explique dans l'entretien, peut aisément trouver son origine dans sa biographie qu'on découvre précisément en fin d'ouvrage. Désenchantement palpable à l'égard des idéologies de celui qui, né à Dresde en 1932 un an avant l'accession d'Hitler au pouvoir, a connu le nazisme puis le communisme. Parler de lui ne saurait cependant se réduire à parler de l'Allemagne car cela n'épuiserait ni le sujet du renouvellement dans sa peinture, ni celui de l'extrême diversité des formes prises par le développement de ses recherches. C'est donc, fort heureusement, par le détour de l'analyse de son oeuvre que l'histoire du XXe siècle devient visible, dans son cas, suggérant de possibles interactions, des allers-retours, entre ses créations et les événements, et non le déterminisme historique qui dicte l'interprétation de son oeuvre, au risque de l'écraser.

Diplômé en 1956 de l'Ecole des beaux-arts de Desde, il a découvert Fontana et Pollock à la Documenta de 1959, raison de plus, à ses dires, pour le peintre muraliste qu'il est devenu, de quitter la R.D.A à trente ans en 1961, juste avant la construction du mur de Berlin. Il s'installe à Düsseldorf où il expose pour la première fois en 1963. Les jeux du flou ou de la précision habitent déjà des portraits de famille peints dans les années soixante : "famille au bord de la mer" (1964), "Oncle Rudi" (1965), "Tante Marianne" (1965), "Famille dans la neige" (1966), qui traitent le sujet des liens et de l'appartenance, du foyer ou de l'origine et laissent d'emblée apparaître tout le travail de transformation des sources photographiques que G. Richter ne cessera d'explorer ensuite. "sérieuse et humoristique", "authentique et fictive" : c'est le regard distancié et ironique que porte l'artiste sur son travail à cette époque. Témoin du "miracle allemand" de la reconstruction, il laisse également des oeuvres nombreuses consacrées à la culture de la consommation et ne dédaigne pas non plus les performances.

G. Richter traverse les années 1970 de manière plutôt discrète à l'écart des idéologies, mais déstabilisé, "suspect" de rester attaché à la peinture, "art bourgeois" et marginalisé par nombre d'artistes de sa génération qui s'en détournent radicalement au profit d'autres modes d'expression. La grande question à laquelle tous sont confrontés, à savoir : Que faire du passé nazi, est largement occultée par le miracle allemand de la reconstruction. Richter crée à ce moment là ce que Mark Godfrey nomme les "Paysages abimés" et en propose une analyse étonnante et très convaincante, à partir d'un principe de construction/destruction : séries de paysages urbains réalisés et recomposés picturalement d'après des vues aériennes de villes réelles reconstruites après guerre, ou de maquettes, mais dont la représentation finale n'évoque que les ruines et les cendres d'une probable apocalypse passée (bombardement de Dresde qu'il a connu enfant ?) ou peut-être prémonitoire ; mais aussi des marines, nuages ou détails (à partir de ses peintures) exagérément grossis et générant des abstractions, font partie de sa production, de même que les monochromes gris dont il dira, mais seulement bien plus tard : "Mais aujourd'hui, quand je regarde les monochromes gris, je me rends compte que, peut-être, et certainement pas de manière consciente, c'était pour moi la seule façon de peindre les camps de concentration".

Après les paysages et l'épuisement des gris, G. Richter jette les bases d'une nouvelle recherche en direction de l'abstraction dans sa peinture qui aboutira à l'utilisation du racloir à la fin des années 80. D'autres artistes que lui ont exploité les ressources de la photographie par le procédé du blow-up (agrandissement spectaculaire d'un détail) largement utilisé dans le Pop-Art américain des années 60-70. Mais - comme le souligne Camille Morineau - dans les années 1980, ce dispositif a permis à Richter, dans toute une série de tableaux de dépasser l'opposition figuration/abstraction qui a toujours existé entre les deux types de représentations, comme "Glenn" (1983) ou Juno (1985). Selon la lecture des oeuvres qu'en fait Camille Morineau, c'est de cohabitation entre figuration et abstraction qu'il faudrait parler ici, mais j'avoue que la démonstration m'a laissée là perplexe. Au moment même où il produit ces abstractions, G. Richter peint d'autres séries, "Crâne" (1983), "Bougie" (1982), qui sont autant de réinterprétations de natures-mortes où il n'hésite pas à utiliser les moyens du luminisme ou de l'illusionnisme.

"48 portraits" (1971 - 1972) ou "4096 couleurs" (1974) qui a directement inspiré la conception, en 2007, du vitrail du transept sud de la cathédrale de Cologne, ou encore ce portrait parfaitement iconique de 1994, "Lectrice" qui suggère Vermeer, sont des oeuvres très connues, mais s'il fallait n'en choisir qu'une pour illustrer un autre propos de G. Richter (2009) : "Une peinture peut nous aider à penser quelque chose qui transcende cette existence absurde. Voilà ce que l'art est en mesure de faire", je retiendrais peut-être "Morte" (ensemble de trois portraits) qui fait partie du cycle "18 octobre 1977" (date du détournement d'un avion de la Lufthansa à Mogadiscio par des terroristes exigeant la libération des membres emprisonnés de la RAF) réalisé en 1988, dix ans après les faits et qui comporte 15 oeuvres (huiles sur toile, toutes reproduites dans le catalogue) dont le contenu renvoie à l'histoire du groupe Baader-Meinhof. « 18 octobre 1977 » qui revisite la peinture d'histoire pour certains, n'est cependant pas une chronologie des faits mais un condensé de réalités juxtaposées. Créée à partir de diverses sources documentaires journalistiques et photographiques, elle succède à la période euphorique précédente de peintures abstraites et fera polémique en Allemagne. Elle a été acquise par le Moma en 1995.

La mort et la beauté peuvent se télescoper en différé et en différents endroits de l'oeuvre de Richter. Dans "Morte", le spectaculaire ou la violence de l'événement, le morbide de la situation s'effacent, l'effroi ou la terreur causés par le sujet sont anéantis dans l'imprécision floutée du noir et du sombre. On ne retient que la seule et l'ultime humanité d'une tête de profil figée dans l'immobilité de la mort et gisant à même le sol (celle de Meinhof trouvée morte dans sa cellule en 1976). le lecteur interrogatif peut alors revenir sur le si beau "Portrait de Betty" (sa fille), contemporain des événements de 1977 et méditer sur cette autre réflexion du peintre : "l'art et la beauté sont l'apanage de l'espoir face à une réalité souvent difficile à supporter". le renversement du visible est la marque de l'oeuvre de Richter. En 1988, tandis qu'il travaillait à "18 octobre 1977", l'Allemagne était en passe de se réunifier. L'art échappe chez lui, à toute emprise de la temporalité ainsi que l'expose Achim Borchardt-Hume dans le commentaire puissant qu'il fait de cette période. Richter réunit d'ailleurs dans son "Atlas" les archives relatives à "18 octobre 1977" et celles qu'il détient sur les camps de concentration : sorte de parallèle entre deux moments de béance de l'histoire allemande que l'artiste semble associer.

Le regard que le peintre porte aujourd'hui sur ses oeuvres passées permet aussi de mieux saisir la mise en abyme de ses recherches en peinture. le travail du verre qui l'a intéressé très tôt ("Quatre panneaux de verre" 1967) et qui est examiné dans la dernière partie de l'ouvrage, est pour lui une prolongation de ses préoccupations picturales et se poursuit jusque dans les années 2000 : "11 panneaux" (2003), ou le vitrail de la cathédrale de Cologne en 2007. Recherches indissociables les unes des autres où finalement c'est la vision d'une certaine réalité donnée, figurée ou abstraite, qui est sans cesse interrogée par le pouvoir des images peintes ou reflétées par le verre, projetées ou agrandies, reconstruites ou recouvertes de peinture, anéanties et recomposées. Compositions monumentales "Trait (sur rouge)" (1980) ou figures d'intimité des années 1990, "Silicate" (2003) ou la dernière série présentée des peinture abstraites de 2009 : cela ne va pas peut-être pas plus loin que ce qui se montre, suggère-t-il enfin.

Un homme, une oeuvre qui n'en finissent pas de questionner.
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