AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Osmanthe


Court et étrange roman que ce Mariage contre nature. San est mariée depuis quatre ans avec un homme qui gagne très bien sa vie. Elle a ainsi fait le choix d'arrêter de travailler pour s'occuper du foyer. Elle n'a pas d'enfant, et son mari a divorcé de sa première femme parce que dit-il, il ne se sentait pas lui-même. Le roman s'ouvre sur un constat déroutant et même inquiétant aux yeux de San, qui vient de visionner des photos de son couple : « Un jour, j'ai remarqué que nos visages, à mon mari et à moi, se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. » Dès lors, elle va s'évertuer à comprendre ce qu'il se passe en auto-observant son couple au quotidien, nous faisant ainsi partager leur vie commune à travers ses yeux, à la fois éberlués, consternés, inquiets, las, mais sans se départir d'une dose d'humour et de beaucoup de patience…

Pour réduire un peu l'enfermement de cette vie conjugale trop bien réglée, San est également entourée, outre de son chat Zoromi, de son frère Senta et de sa belle-soeur Hakone, et de sa vieille voisine Kitae, préoccupée par le sort de son chat vieillissant Sansho, qui pisse partout et devient bien encombrant. San s'interrogeant, elle les consulte. Si Senta a l'air bien rationnel, trouvant naturel de partager des mimiques avec son conjoint, Kitaé se remémore une histoire vécue de convergence des apparences, particulièrement étrange, entre une femme et son mari…Il faut bien dire que cette femme est un peu folle, à vouloir aller abandonner Sansho dans la montagne, ce qui finira par se faire avec la complicité réfractaire de San.
Son mari travaillant apparemment beaucoup dans l'entreprise qui l'emploie, San assume toutes les tâches domestiques pendant qu'il reste dans le canapé à regarder la télé, et surtout à jouer sur sa tablette tactile, qu'il ne lâche bientôt plus. Il se fait servir son manger et sa petite bière comme un pacha, ayant l'air d'une sorte de pantin sans volonté et sans énergie, obnubilé par ses jeux. Il se laisse porter par cette vie doucereuse avec une femme à la fois docile et qui assume. Il se sent lui-même. Il dit recevoir des sms bizarres de son ex-femme. San craint un retour de flamme avec elle. Manifestement son mari ne va pas bien. Et puis il y a ce déplacement bizarre sur son visage, de sa bouche, de son nez, de ses yeux, comme si ce visage familier se brouillait, se transformait, était instable. Que se passe-t-il donc ?

La narratrice nous plonge dans une observation clinique de son couple et de son mari. L'atmosphère n'est pas d'un grand romantisme, leur relation apparaît mécanique et sans tendresse. C'est tellement vrai qu'on ne connaîtra jamais le prénom de son mari dont elle parle sans cesse ! L'ambiance est de plus en plus bizarre, au point qu'elle le déshumanise peu à peu, elle parle de « chose qui lui tient lieu de mari » à plusieurs reprises…et même lorsqu'un jour sans crier gare elle le trouve aux fourneaux à faire la cuisine pour eux deux, s'étant mis en arrêt de travail, et qu'elle trouve le résultat convaincant, elle ne lui dit pas et retombe vite les jours suivants dans l'inquiétude en le voyant reproduire systématiquement et le geste, et le même plat de friture dont elle sent qu'il finira par l'écoeurer. Pourtant, quel bonheur de se laisser servir, surtout que bientôt ce sera les courses, le linge… ! Alors, elle se laisse faire, au point que les rôles sont comme inversés…San profite du canapé et de la télé, prend 7 kilos, et cette sorte de « vis ma vie » dans le couple semble rapprocher jusqu'aux apparences physiques entre eux…jusqu'à la surprise finale, complètement inattendue et qui bascule dans une sorte de fantastique poétique !!!

Motoya s'y entend pour nous faire balancer entre éléments rationnels, rassurants, avec d'ailleurs un ton souvent de dérision et d'humour, et un coté dérangeant et inquiétant. Il s'agit certes sans doute de présenter la grande misogynie qui règne chez l'homme japonais trop heureux de profiter de la soumission de sa femme, d'illustrer l'érosion (parfois rapide) des sentiments dans le couple, mais il y a aussi au fil des pages une réelle interrogation qui naît sur la véritable nature du mari : on finirait presque par penser aux nouvelles fantastiques de Philip K. Dick et ses personnages truqués ! L'anxiété nous gagne en se demandant qui est vraiment cet « homme » qui se détraque sous nos yeux et qui vit avec San.

Pour ma part, je ne regrette pas d'avoir fait fi des notes étonnamment basses de ses deux publications en français, alors qu'elles ont engrangé plusieurs prix littéraires au Japon. Après avoir apprécié « Comment apprendre à s'aimer », ce « Mariage contre nature » est une très belle confirmation du talent original de l'auteure. Le style est agréable, à la fois simple et d'une très bonne qualité d'expression. Manifestement la traduction de Myriam Dartois-Ako préserve cette qualité, car les effets humoristiques fonctionnent. On déroule les pages avec intérêt et avec une anxiété croissante, jusqu'au dénouement final assez déjanté…

A travers chacune de ses nouvelles productions, Yukiko Motoya s'interroge sur le couple, le mariage et les problèmes qu'ils posent à l'individu : peut-on parvenir à rester soi-même et ne pas être phagocyté(e) par le conjoint, peut-on éviter de ressentir une solitude intérieure ? Et évidemment, plus qu'en filigrane, la place de la femme japonaise dans ce couple. J'aime ce féminisme subtil, à travers un humour pince-sans-rire, sans hargne souvent contre-productive. A la japonaise !

Un vrai talent multiformes, puisqu'elle écrit aussi pour le théâtre, ainsi que des nouvelles (un recueil de onze textes courts vient d'être traduit et édité en anglais). Alors vivement une prochaine parution, aux éditions Picquier peut-être ?
Commenter  J’apprécie          364



Ont apprécié cette critique (32)voir plus




{* *}