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Critique de Philochard


« Le reste de la journée s’écoule lentement. Très lentement. Ce que la mort peut être ennuyeuse ! L’éternité risque d’être longue. » Longue ? Pas tant que ça. On trouve vite à s’occuper pour tuer le temps quand on a passé l’arme à gauche. Et puis, dans le monde des bibliophages terrestre, il ne s’écoule pas moins vite, le temps, à la lecture de Drôle de mort, polar drôlement (ha ha ha) bien ciselé de Sophie Moulay. Mais il n’est pas excessif de dire qu’il continue de [me] hanter quelque peu après l’avoir refermé.
La « drôle de mort » en question (… et interrogatoires divers) s’avère en effet diablement énigmatique et le « drôle de mort » en finit (si l’on peut dire) par se questionner aussi. Notre homme - un certain Roger Fournier - qui a tant manqué d’esprit de son vivant va le faire fonctionner post-mortem.
Pour faire “vivre” son assassiné de plus en plus lucide, l’autrice utilise un présent de phrases simples, sèches parfois, qui happe le lecteur ; les phrases d’un défunt bien vivace : c’est fluide, léger autant que nerveux dans le rythme, et le style se densifie volontiers sur certaines descriptions, instillant un indéniable petit charme rétro, car il faut bien avouer que la perception du temps a changé pour l’ex-chef d’entreprise toujours pressé : « L’astre nocturne a pris son pinceau et reproduit fidèlement les motifs des carreaux de la porte d’entrée sur le sol. Une armée de Cupidon avance lentement sur le carrelage blanc et rouge, à l’assaut des arabesques menaçantes de la rampe d’escalier. » Les avait-il seulement perçus, Roger Fournier, tous ces détails de son vivant ? La mort éveille l’esprit. Il comprend, Roger, que c’est sa vie qui a été fantomatique, cette fichue vie dans la région de Valenciennes à s’occuper de son entreprise qui ne connaît pas la crise, à s’éloigner de ses enfants, à épouser la secrétaire pour agrémenter le décorum. Une vie passée à gérer, à errer.
Notre fantôme a donc des retours de mélancolie ; le voilà redevenu humain : « Lorsqu’un gros nuage réduit à néant les efforts de mes angelots, je monte veiller sur le sommeil de mes enfants. ». C’est qu’on en voit et qu’on en comprend – enfin ! - des choses une fois clamsé. La faucheuse offre un sacré recul, elle développe l’acuité, même si les coups de pied au c** qu’on aurait envie de donner sont dorénavant compliqués (quoique…).
Le trucidé Fournier, narrateur désincarné et spectateur aux premières loges, permet une véritable identification pour le lecteur qui n’est pas là non plus - dans la réalité virtuelle du roman veuillé-je dire -, mais tout en s’y baladant. Le fantôme n’en sait pas plus que nous au départ, stupéfait lui d’être… mort. Et nous de le savoir trépassé. Comme chacun des lecteurs, il est face à l’inconnu. Fait des découvertes sur les siens, sur son ex-existence, sur la foultitude de petits secrets à côté desquels il est passé. Sur sa mort bien sûr, si peu catholique. Quelle étrange sensation et quelle liberté offerte !
Bref, le fantastique se mélange à l’humour caustique (j’en profite pour donner un accessit à ce « vieux renard » de maître Poirier, notaire à la subjectivité truculente) sans dédaigner quelques pointes de nostalgie émouvante - qu’elle soit aigre ou douce-amère - et le genre “policier” va évidemment s’en mêler avec un binôme de limiers qui se présentent « sur le pas de la porte » de la maison et du roman.
Cette entrée en scène enclenche les investigations officielles, celles-ci s’ajoutant aux observations amusées et désabusées du fantôme-narrateur. Fournier devient le spectateur privilégié du travail d’enquête du Sherlock local, l’inspecteur Tovelle, un drôle de gus aussi… Sa méthode ? « Prendre la mesure de chaque personnage et aussi prêter l’oreille aux ragots ». Pourrait être écrivain, ç’ui-là… « Alors j’ai écouté. Je vous ai écoutés parler du mort, des autres, sans vous douter qu’en fait vous me parliez de vous ». Tovelle tisse patiemment, presque nonchalamment, et notre macchabée pensant, ex-sosie de Descartes, fait en parallèle un drôle de cogito ergo sum. Les souvenances de Fournier complètent l’enquête, complexifiant autant qu’éclairant le récit. Le fantôme sait - et nous savons avec lui - ce que ne pourra pas savoir (mais en est-on sûr ?) le duo de condés dans ce Cluedo au parfum de 40’s tardifs. S’établit, d’un interrogatoire à l’autre, un tableau de mœurs et de petits meurtres entre proches – famille, je vous hais ! -, et c’est peu de dire que le petit personnel n’est plus ce qu’il était… Le grand flegmatique mal fagoté et le blondinet gratteur de notes nous trimbalent d’une chambre à la salle à manger puis dans une autre chambre, avec une échappée dans le jardin pour une bouffée d’air de vérité. C’est un polar à huis-clos successifs où ça discute, dispute, raconte, dénonce, détourne, interprète. Le roman n’esquive pas les stéréotypes du genre : la fille à papa rebelle, le fiston atone, la grand-tante acariâtre, l’amant décevant, la soubrette pas fute-fute et les autres, toute une clique de têtes-à-claques. Mais Sophie Moulay semble s’amuser de ces clichés qui pourraient sortir d’une série vintage du vendredi soir produite par France Télévision. L’autrice joue la distorsion, gratte des personnalités qui se révèlent bien salement ambiguës…
Il me semble alors que l’écriture se fait plus elliptique, aux antipodes d’un naturalisme trop fouillé. Les lieux sont décrits avec une rapidité et une précision qui traduisent (… ou trahissent ?) l’intérieur de chaque personnage, le reflet de leur nature profonde et par là-même un jeu de dupe social. Vérité ou duplicité ? L’épure stylistique donne moins de prise directe avec la réalité concrète pour le lecteur qui imagine instinctivement, par lui-même, le décor, de même que Fournier ne peut plus toucher les meubles, les êtres, et se promène dans cette réalité sans plus y être. Ce qui fait corps (façon de parler…), ce sont les échanges verbaux et les regards scrutateurs ; la réalité devient fluctuante puisque les mots prononcés, prégnants, sont ceux d’interprétations divergentes, contradictoires. Dans cet agrégat de visions du monde (de ce petit monde bourgeois en guerre), la réalité – la seule, la vraie - se dérobe, tout comme les mains de Fournier passent au travers des meubles qu’il veut palper, alors qu’il les voit nettement. Cette maison suinte de secrets, de non-dits et de trop-dits qui empoisonnent les relations. Mais dans ce théâtre des apparences et des trompe-l’esprit, la vérité sommeille et c’est le patient Tovelle qui tente de la mettre à jour en déroulant son fil analytique. Les déductions, presque mathématiques, s’appuient sur un détail – bouteille de cognac ou tasse à café blanche à liseré doré - sur lequel se concentre et se développe un raisonnement qui ira jusqu’au bout de la devinette.
En amateur de l’art de la nouvelle, j’ai fortement apprécié la conclusion. C’est une des plus-values de ce captivant polar qui, au final, n’a pas seulement révélé les rouages plus ou moins complexes de sa machinerie interne avec la résolution somme toute classique d’une énigme. En quelques mots joliment pesés, il offre aussi une ouverture, qui inciterait même à une relecture minutieuse de certains passages intrigants. Oui, je l’ai déjà dit : on reste un peu hanté et on aime ça.
Les chutes finales - celle de l’assassin autant que le dernier mot, subtil - sont des promesses
à de nouvelles « aventures d’outre-tombe ».
Une série pleine d’esprit et originale à suivre, même mort. Ce n’est franchement plus une excuse.
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