Citations sur Le lieu secret (21)
LE RÊVE D’ORPHEE
Et Elle était là. La petite embarcation
Qui accostait les îles périlleuses du sommeil,
Zones d’oubli et de désespoir,
Stoppa : Eurydice était là.
Le frêle esquif pouvait à peine
Sauvegarder des flots toute cette félicité.
Comme si nous avions quitté la frontière boisée
De la terre depuis longtemps et retrouvé, par la mer
L’âme originelle perdue, -
L’instant nous rendit purs et en complétude
L’un à l’autre et balaya tous nos choix passés
Pour nous ouvrir à un Bien sans limites.
Pardon, vérité, réparation, tout
Notre amour, tout d’un coup - jusqu’à ce que nous osions
Enfin tourner la tête et voir
le pauvre fantôme d’Eurydice
Toujours assise dans son fauteuil d’argent,
Seule dans le hall vide de l’Hadés.
LES ANIMAUX
Ils ne vivent pas dans le monde,
Ils n’ont sens ni du temps ni de l’espace.
De la naissance à la mort, bringuebalés
Il n’ont aucune parole, aucune
Où poser le pied
Et ils ne furent d’aucun lieu.
Car c’est par les noms que le monde
S’éleva de l’air vide,
Il fut construit, clos de murs, par les noms
Ligne, cercle, carré
Poussière et émeraude ;
Arraché à la mort désolante
Par le souffle articulé.
Mais ceux-là n’ont jamais foulé
Deux fois un chemin familier,
Jamais, jamais fait retour
Dans le jour ressouvenu.
Tout est nouveau et proche
Dans l’immuable Ici
Du cinquième jour de la Création
Qui restera identique
Qui jamais ne disparaîtra
Le sixième jour, nous arrivâmes.
LA FUITE
Echappant des mains de l’ennemi
Tombé dans le vaste domaine de l’ennemi
J’ai cherché par les chemins les plus tortueux
À fuir le piège trop familier.
Le piège sans limites couvre tout,
Toutes les routes forment son labyrinthe
de hasard, une toile d’araignée
Pour rattraper les jours sans souci.
Les grandes fermes noyées dans le temps
Remontaient d’un pays perdu ;
Le pays qui surgit à la Fête de la Moisson
Et où Caliban leva sa baguette magique.
Il n’y avait pas de promesse dans le bourgeon?
Aucun réconfort dans l’arbre en fleurs,
Les moissons, vague jaune, étaient
Pires que la stérilité.
Pourtant tout semblait vrai. Le groupe familial
Se réunissait à nouveau autour de l’âtre faiblissant,
Les vieux ressassaient les dictons du pays
Et la jeune mère à nouveau enfantait.
Cela, je crus le voir là-bas. Dans l’église
Les chevaux, dans les travées, comme dans une étable.
Et la pierre du seuil du paysan Écossais
Boueuse de terre et de sang.
Et quand j’atteignis la ligne qui séparait
La zone occupée de la zone libre,
Elle fut aussi dure à franchir que la mort,
Et je ne vis, l’ayant franchie, rien de nouveau.
Tout était faux ; l’Unique, seul, règne. L’ennemi
Était fort peu visible, ces jours-là ;
Mais son œuvre était partout,
Si cruelle, si subtile
Qu’il pouvait sourire et tourner le dos,
Laisser la brutale indifférence intimider
La chair languissante et le cœur bondissant
Et rendre poussière l’ancienne loi.
Un pays de claire tromperie où
La forme modifiait à peine le vide
Mais troublait le regard qui tentait de faire
De chaque forme plus qu’une simple forme.
Alors venait la question perpétuelle,
Qu’est-ce que la fuite ? Et qu’est-ce que l’envol ?
Comme un dialogue dans un rêve sinistre
où le bien est le mal, où le mal est le bien.
Mais à la vraie frontière,
Au-delà des parages du désir,
Se dresse un mur de flammes montantes.
La bataille, alors, est feu et sang.
Je dois traverser le mur flamboyant,
Émerger au cœur du combat,
Et là, enfin, levant les yeux,
Je verrai la face de l’ennemi.
LE VISAGE
Regardez-moi avec toutes les terreurs de mon destin,
Les épaves rouillées qui pourrissent dans mes océans,
Et l’ovale impassible de mon visage
Qui suit vaguement les usages de la lune
Et complait inexplicablement par sa forme
Simple ornement fugace de l’os anguleux.
J’aurais dû porter un masque de terreur, dissuader
Effrayer l’espoir et la foi,
À moitié chair, à moitié champ de bataille et d’ornières.
Au contraire, je suis mer estivale, souriante
Endormie tandis que le soleil, de l’une à l’autre
De mes rives et les tueurs à forme d’étoiles s’empiffrent et jouent.
Le pont de l’effroi
Mais lorsque tu atteindras le Pont de l’Effroi
Ta chair se recroquevillera dans son nid
Cherchant un refuge et ta tête nue
Rampera jusqu’au creux de ta poitrine,
Et ta grande masse mincira, rapetissera
Et se blottira dans sa cage d’os,
Tandis qu’effaré tu verras tes pas
Devenir bonds de crapaud sur les pierres.
Si elles surviennent, tu ne sentiras pas
Les couleuvres se glisser entre tes pieds,
Car la roue de la Folie de ta tête
Tournera sur ton cou sans fin.
Chercher le danger. ll n’y a rien ici.
Et pourtant ta respiration sifflera, cognera
Tandis que tu forceras dans l’air stagnant
Qui se brise en ondes à tes pieds
Comme de la mousse sale.
Si alors doit Surgir un effroi physique en ce lieu,
Grands serpents noués, horribles et muets
Tu l’accepteras comme une grâce.
Jusqu’à ce que tu aperçoives un fil brûlant
Jaillissant de la terre Alors dans un rêve
Tu t’émerveilleras de cette fleur de feu,
De cette herbe prise dans un rayon ardent.
Et tu es passé. Souviens-toi alors
Fixe profondément dans ta tête rêveuse
L’année, l’heure ou l’instant éternel où
Tu as atteint et franchi le pont de l’Effroi.
Le poète
Et dans la stupéfaction
ma langue racontera
ce que l’esprit n’a jamais signifié
ce que la mémoire n’a jamais conservé.
La parabole de l’Amour
fut envoyée au monde
pour que nous puissions bégayer son nom.
Ce que jamais je ne saurai
c’est ce que je dois enseigner.
Là où jamais ne fut nul voyageur
là est mon voyage.
Chère désincarnation
à travers toi sont montrées
les formes passagères
qui vont et viennent.
Doute: envoyé-du-Paradis
si la pensée pouvait dérober
un seul mot du mystère
tout serait faussé.
Imagination, tu es bien plus fidèle
toi qui peut croire en l’Immortalité
et composer un chant!
Lieu secret
Cet étranger qui me détient des pieds à la tête
Ce sourd usurpateur que jamais je ne connaîtrai,
Qui vit chez moi, calme quand je suis tourmenté,
Et de mes troubles se tisse un nid douillet,
Qui jamais ne sourit, ne fronce le sourcil ne penche le visage,
Et qui n’est qu’insolence, comme les morts, quand j’enrage,
Tranquille, indifférent, ingrat, fidèle
Il est mon allié et mon seul ennemi
Viens donc, lève à nouveau l’épée qui purifie
Et détruit toute différence. Le rivage légendaire
Nous accueillent à nouveau. Voici le combat prédestiné,
Le conflit ancestral, la faille originelle de la lumière :
Côte à côte, moi-même par moi-même tué,
Le mouvement du réveil, les yeux chargés
De l’obscurité océane, le lever, main dans la main,
Moi avec ma propre identité, le pays qui change,
Ma maison, ma patrie.
Mais ce précieux accord
S’effritera lentement, le temps voleur emportera
À pas comptés, morceau par morceau, le trésor sans limites
Que détenaient nos quatre mains.
Je reviendrai à ma mesure
Réelle, ma vieille mesure, rétrécirai aux dimensions de la chambre,
D’une planche, où je me rangerai moi-même discrètement,
Devenu son gardien anxieux, je servirai, gémissant
Ce maître sans gratitude
Qui dort et dort et ordonne.
Cette vie est la mienne
Oui, dans cette seule lutte et par l’arrière-goût de la lutte
Avec ce triste champion, ce roi à l’esprit épais.
À la première parole, il bondit sur le ring.
La confirmation
Oui, ton visage, mon amour, est le visage exact de l’humain:
Celui qu’en esprit j’attendais depuis longtemps,
Voyant bien le faux, cherchant le vrai,
Te rencontrant comme un voyageur son répit
Soudain après tant de fausses routes et de vallées
De rocaille. Oui, soudain, tu fus devant moi.
Mais Comment te nommer ? Une source parmi les eaux usées,
Un puits ouvert dans un pays de sécheresse,
Ou tout ce qui est honnête et bon, un œil
Oui rend le monde enfin lumineux. Ton cœur
Offre simplement, offre le premier don,
Le premier monde de bonté, la moisson, la graine
Fleurie, l’âtre, la terre constante, la mer vagabonde,
Ni beaux, ni rares en aucune façon,
Mais, comme toi, au diapason de la Création.
Enfance
Le long du Temps il se tenait sous le soleil de la colline,
...Au-dessus de la maison, dans la sérénité du père.
Très loin, la rumeur changeante, indistincte ne menaçait pas
...Ni ses îles noires dans l’épaisse distance.
Il pouvait voir chaque cime, chaque nuance vague,
...Où les îles amassées roulaient dans la brume étrangère,
Et même si toutes couraient vers son regard
...Il savait qu’elles celaient d’invisibles détroits.
Souvent il se demandait quelles rives nouvelles il y découvrirait.
...En pensée il voyait la tendre lumière du sable,
L’eau claire sans profondeur dans l’air calme,
...Et il la traversait, joyeux, de grève en grève.
Au-dessus de la rumeur un navire très lent pouvait passer
...Qui semblait s’enfoncer dans la colline au crépuscule.
Le soir, la rumeur était douce comme un verre trop plein,
...Et le Temps semblait finir avant que le navire disparaisse.
De petits rocs grisâtres dormaient tout autour de lui,
...Immobiles comme eux, de plus en plus calmes avec le soir,
Les herbes renvoyaient de hautes ombres au loin,
...Et de la maison sa mère criait son nom.
La Guêpe Tardive
Tu as réfléchi durant tout l’été mourant,
Tu as visité, chaque matin, notre table,
Baladin solitaire et célibataire,
Et tu t’es nourri de confiture
Si loin dans le pot que toutes tes forces parvenaient à peine
À t’extraire du trou sucré que tu avais creusé,
Toi et la terre, vous avez mûri maintenant
Et tes voies de passage ont ressenti le changement ;
Elles se sont refroidies ;
C’est étrange
Comme ces familières avenues de l’air
S’effritent désormais, s’effritent ; le bon air ne tiendra pas,
Toutes éclateront d’un bruit sec ; toutes périront sous le froid ;
Et déjà tu plonges dans le rien et dans le désespoir.
Le remords de l’amour
(Traduction Alain Suied)
C’est moi qui éprouve du remords pour tout ce que le Temps
T’as fait, mon amour, comme si je t’avais
Imposé l’usure du soleil sans-repos
Et tous ces jours mortels pour accomplir ce crime-là.
Pour ne pas conserver ce qui nous fut donné
Par pure grâce et l’abandonner
À l’oisiveté des heures, laissant l’automne enterrer
Notre été paradisiaque : A une telle accusation, que puis-je répondre
Sinon le vieux dicton surgi du cœur :
« Le Temps épargne l’amour »
Mais nous, l’aimée et l’amant, nous vieillissons ;
Seule la vérité est toujours nouvelle :
« L’Éternité seule peut changer le faux en vrai,
Elle qui nous rajeunit en dépit du Temps »