Il était le centre de mon univers. Si je l'aimais, ce n'étais ni pour sa beauté ni pour ses qualités. Je l'aimais parce que je ne pouvais faire autrement. C'était cet amour qui gardait en vie la flamme dans mon cœur. Je n'aurais pas pû expliquer cela à quiconque, pas même à mon mari. Je vivais et respirais pour lui.
Grossi par l'hiver, le torrent avait étalé un tissu de sable fin. La lune était presque éblouissante. Elle brillait tellement qu'on aurait pu retrouver une épingle. Je m'arrêtai à un coude de la rivière. Une colline isolée se dressait sur l'autre rive. Silencieuse, muette, immobile. L'eau gargouillait entre mes pieds. Je pouvais distinguer le gravier sur le lit du ruisseau au clair de lune. Fixant le vide qui s'étendait à l'infini, il me vint brusquement à l'esprit que j'avais une chance inouïe d'être aussi seule, que personne au monde ne m'attendait. C'était le mieux pour moi.
Cela dit, chaque famille a sa mégère : ma jaa - la femme du frère aîné de mon mari - en l'occurrence.
La cupidité nous enseigne à surmonter la peur, mais pas à la vaincre.
La femme et l'homme sont censés se compléter. Je ne suis pas d'accord. Je pense que je me débrouillerai bien mieux sans homme.
Je m'en allai vers le lointain, main dans la main avec la solitude, ma meilleure amie.
Je mis longtemps à trouver le sommeil. Ma petite boîte à secrets débordait de bonheur ce jour-là. Le couvercle refusait de se refermer.
Mais je prenais peur aussi s'il se blotissait trop sous mon aile. Cela ferait obstacle à sa virilité s'il était dominé par sa femme, et personne ne respecte ni n'estime un mari soumis, dépourvu de personnalité.
Mariée à sept ans, veuve à douze, je n'avais même pas l'âge de comprendre. Avant même que mon corps se réveille, on m'a rasé les cheveux, j'étais réduite à un plat de riz par jour et je jeûnais pour ekadoshi (1). Comment peux-tu comprendre ce que j'ai vécu ?
(1). Les journées d'ekadoshi, dédiées à Vishnu, sont destinées à purifier l'âme et le corps. Les veuves des castes supérieures doivent jeûner pour ekadoshi au onzième jour du demi-calendrier lunaire.
Je suis certaine que je serai un fantôme après ma mort. Je hanterai les montagnes les plus reculées du monde, et les forêts, et les plages de sable. J'éclaterai de rire quand se déchaînera la tempête. Je serai trempée par la pluie. Plus jamais je ne renaîtrai femme.
J'avais laissé toute mon existence derrière moi, dans cette vallée solitaire. J'étais encore là-bas, en train d'errer. Les cheveux flottants, à pas lents, une chanson au fond de la gorge, tandis que la lune géante répandait alentour une poudre d'or. Le bruit étouffé des remous qui s'écrasaient sur les galets de la rivière... Aussi beau qu'un rêve enfoui, impénétrable.