En vingt-cinq ans, je n’ai été vu de personne. J’ai vécu caché dans cette forêt, mais pas comme un homme des bois. Ils sont passé souvent très près de moi, mais dupes du silence ils m’ignoraient. Ils traquaient autre chose : une idée déjà en tête, une représentation à laquelle j’échappais. Un son plus fort que les autres. Un géant primitif aux proportions et à l’aspect si différents du décor qu’on ne saurait le manquer. Il ne faut avoir aucune idée en tête pour découvrir ce dont on ignore l’existence. Il aurait suffi qu’ils essaient de me trouver.
Et c’est là que cette impression de silence s’est dissipée au profit d’autre chose. L’agitation des arbres par mouvements successifs faisait bruire leurs cimes les unes après les autres trahissant l’invisible respiration, le parcours du souffle sur elles. Puis le martèlement d’un pivert sur un arbre, coque de noix frappée en rafale, coups de becs d’une corneille dans mon crâne, jusqu’à ce qu’il éclate. Et puis des stridulations d’insecte, un chant polyphonique de grésillements. Sifflet à roulette, roulement d’une bille dans une assiette, escadrille d’avions miniatures. Il y avait des martèlements dans chacun des sons. La répétition plus ou moins espacées de motifs uniques. Un langage sonore archaïque, rythmique, un concert cacophonique de frottements, de souffles, de percussions sans aucune coordination.
Je n’avais jamais été aussi loin, jusqu’à ces étendues sauvages. Je n’ai pas ouvert le coffre, je me suis un peu éloigné de ma voiture et je l’ai imaginé abandonné ici depuis des années, recouverte de lierre. J’ai marché un peu plus loin, quitté le sentier. Sans chaussure de marche, sans équipement ni couteau, ni briquet ni rien de prévu. Juste une promenade en forêt. Le jour de ma disparition, j’avais 24 ans.
Pour bien disparaître, il ne faut pas être cherché. Devenir invisible, ça n’est pas disparaître, c’est se mélanger au reste. C’est participer à l’illusion du silence.
Il suffit d’ignorer la présence des fantômes pour cohabiter avec eux sans en être effrayé.
Comment a-t-on pu inventer autant d’histoires effrayantes sur les forêts ?
Toute cette photosynthèse…
…l’énergie qu’il faut à ces milliards d’arbres, de plantes, pour émerger de la terre et croître.
C’est de la puissance qui vous traverse et vous anime.
Il ne faut avoir aucune idée en tête pour découvrir ce dont on ignore l’existence.