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Critique de Erik35


QUAND ON N'A QUE L'AMOUR POUR UNIQUE RAISON...

Mais qu'était-il parti faire sur cette galère...? C'est, la causticité en moins, ce qu'avait dû songer feu Dom Antonio Manuel, né Nsaku Ne Vunda au Royaume du Kongo et premier enfant du continent dit noir à être envoyé en ambassade officielle auprès du Saint Père de Rome, lequel est alors Paul V. Nous sommes en janvier 1608 et ce bon père originaire du peuple des bakongos, qui vient de vivre trois années d'infamie, de drames, de dérélictions diverses, trois années d'un véritable chemin de croix spirituel, physique, mental et humain, va enfin être reçu par le Pape pour accomplir la mission qu'il s'est à lui-même confiée - assez éloignée de ce que son Roi lui avait mandé au départ -, non pour lui, mais pour tous ces déshérités, ces malheureux, ces hommes de tellement rien qu'on les vend comme des choses, que leur vie ne vaut guère plus que le dernier des objets, pour tous ceux à qui, il lui semble, s'était adressé son Sauveur...

Mais remontons rapidement le cours de cette stupéfiante et terrible histoire : Nsaku Ne Vunda naquit, bientôt orphelin, vers 1583 sur les rives du fleuve Kongo dans l'actuel Angola. Ses parents adoptifs reconnaissant en lui un enfant d'une grande maturité et, déjà, d'une grande sagesse, souhaitèrent qu'il apprenne à lire et à écrire auprès des missionnaires blancs : le destin était en marche. Devenant prêtre - le premier prêtre noir ordonné sans être de famille noble et sans avoir fait son séminaire au Portugal, la puissance occidentale alors "tutélaire" de ce grand territoire africain. Trop populaire, trop inaccessible aux délices du temps, presque déjà trop "saint", trop en décalage sans doute avec les affaires (sordides) du moment, c'est donc à lui que fut confiée, possiblement pour l'éloigner de sa paroisse et de ses ouailles qui ne l'aimaient aussi que trop, la très honorifique mais très pesante charge de représenter le Roi des Bakongos Alvare II, descendant direct du premier roi catholique d'Afrique de l'ouest converti par les européens. L'idée d'alors était d'émanciper le Kongo de la tutelle de plus en plus pesante et délétère du Portugal alors lui-même vassal, de facto, du Royaume d'Espagne - principalement en raison de la traite négrière et des prémices de ce que l'on nommerait plus tard, le "commerce" triangulaire -. Mais ce que va vivre notre jeune prêtre, pour ainsi dire dès les premiers instants avant l'embarquement sur un navire français répondant au nom de Vent Paraclet, commandé par Louis de Mayenne, tout à la fois sévère capitaine et homme d'affaire dénué de toute morale (comment pourrait-il en être autrement ?), c'est ni plus ni moins un aller simple vers l'enfer ! Car, bien entendu, le navire qui doit le mener dans un premier temps à Lisbonne a pour destination première le nouveau monde - plus précisément le Brésil - afin d'y vendre, au prix le plus fort possible, cette cargaison terrifiante qu'un euphémisme abject désignera dans les siècles à venir de "bois d'ébène" : des esclaves, hommes, femmes et enfants !
On peut imaginer ce que ce jeune missionnaire, un représentant de la foi qui prétend être celle de l'amour entre les hommes et qui n'a jamais été confronté directement à cette honte de l'humanité bien qu'en connaissant l'existence, a pu ressentir des mois durant à voir ses propres frères et soeurs, des représentants de son peuple ou des peuples environnants, ayant même couleur de peau - tandis que les blancs du navire montrent à chaque instant combien ils ne font aucun cas de ce que des Senghor ou des Césaire appelleront plus tard, par provocation et amour tout à la fois, la "négritude", ce qui, bien entendu, englobe ce pasteur qui ne mérite qu'à sa soutane de ne point être lui même enfermé, enchaîné et psychologiquement rompu. Ce sentiment terrible de ne pouvoir rien faire pour sauver ses semblables que le goût du lucre a ravalé au rang de simple - mais précieuse - marchandise. Ainsi les esclaves sont-ils tout à la fois incroyablement maltraités, rabaissés, entreposés comme bêtes que l'on mènerait à l'abattoir, de manière à les briser pour jamais, mais tout aussi invraisemblablement mieux nourris que les simples marins, eux-mêmes plus ou moins esclaves de leurs maîtres galonnés, interchangeables, pour ainsi dire superflus lorsque se dressent enfin à l'horizon les côtes brésiliennes : Les matelots coûtent forcément cher, trop cher ! Aussi, s'il en meurt en route (de maladie, de malnutrition, par accident, mauvais traitements ou punition), c'est autant de moins à payer, tandis que les esclaves rapportent, alors, si l'on doit absolument en faire de serviles machines à travailler, il faut absolument qu'ils parviennent de l'autre côté de l'océan en bon état, en perdre le moins possible en mer, en prévision du jour où sera enfin temps de les vendre : l'abjection se niche absolument partout sur de tels navires, y compris dans les résolutions qui paraissent les moins mauvaises...
Le chemin de retour sera à peine plus tranquille, le Vent Paraclet se faisant arraisonner par un pirate hollandais convertit à l'Islam et oeuvrant pour le Raïs d'Alger, bien qu'en réalité commandité par la papauté qui se méfiait de ce capitaine français ayant ses entrées à la cour du trop rapidement convertit Roi de France, Henri IV dit "Le Grand". Exit Louis de Mayenne, donc, et le reste de son équipage : seul Dom Antonio Manuel ainsi qu'un jeune matelot qu'il avait pris en amitié survivront au massacre. Après moult autres péripéties, nos deux compères débarqueront à proximité de Lisbonne. le prêtre trouvera refuge auprès de ceux de sa congrégation mais devra se séparer de son jeune ami... Qu'il retrouvera très vite puisqu'ils décideront de rejoindre l'Espagne afin d'y embarquer vers l'Italie. Hélas, rien ne pouvant se dérouler comme escompté dans cette odyssée, la Sainte Inquisition viendra freiner pour un long moment leur progression, Dom Antonio Manuel se retrouvant même iniquement enfermé dans les geôles de cette institution ignominieuse en raison d'accusations toutes plus improbables et injustes les unes que les autres. Fort heureusement la situation ignominieuse dans laquelle survit le prêtre va être connue du nonce puis du pape - est-ce lié à une ultime intervention du compagnon d'infortune de notre ami bakongo, qu avait réussit à échapper aux fourche caudines de l'inquisition ? Nul ne le saura jamais puisque nous en perdons alors toute trace -, et il sera enfin délivré pour enfin se rendre jusqu'à la ville éternelle, but ultime et que l'on a pu croire un temps inapprochable pour une unique entrevue officielle, et quelle!, avec le représentant du Dieu des Chrétiens sur cette terre. Mais fut-il compris, entendu...?

N'y aurait-il eu que le rythme fou - bien que supportant un grand nombre de pauses qui entremêlent réflexions, expositions diverses, descriptions aussi difficilement supportables qu'absolument essentielles - de cette étonnante histoire que ce livre eût déjà été passionnant. Mais plusieurs éléments, de forme comme de fond, le mettent encore un cran au-dessus de ce qui aurait pu être un déjà excellent ouvrage. Il y a d'abord cette narration, intemporelle et posthume, sous forme de confession à la première personne mais où le narrateur se met de lui-même très souvent en retrait de ce qu'il conte, et qui donne du poids - celui de l'expérience vécue, de la chose vue - à l'ensemble. Il y a, ensuite, ce style, d'une grande élégance, poétique parfois, sensible toujours, précis comme une piqûre dès que c'est indispensable, qui sait se faire vif et rythmé tout aussi bien que lent et majestueux comme on imagine que doit l'être ce fleuve Congo qui baigne les souvenirs du jeune prêtre. Une écriture qui sait aussi, sans aucun mal mais sans excès faciles ni voyeurisme outré, décrire toute l'horreur, toutes les horreurs que l'infortuné héros de ce beau récit décrit sans fard, sans artifices mais avec un profond dégoût, tant de ce qu'il est bien forcé de contempler que du dégoût qu'il a à le vivre sans pouvoir y rien changer. Ce style est riche de mille nuances, riche de mille circonvolutions, riche d'un phrasé tout à la fois simple et savant qui, à lui seul, pourrait faire de Un océan, deux mers, trois continents une belle prouesse dans le monde de la littérature francophone contemporaine, peut-être plus encore de celle strictement française, aux exigences d'écriture souvent médiocres lorsqu'elle n'est pas calamiteuses, qui nous échappent plus souvent qu'à notre tour... Mais le dernier enfant de Wilfried N'Sondé est bien plus que la rencontre entre une histoire et une écriture : d'abord, elle transcende les genres, car qui ne peut y voir un roman d'aventure tout autant qu'un roman d'apprentissage - on lit ici et là qu'il y est question d'un genre de Candide africain, et ce n'est pas non plus erroné - , un roman de vie à nulle autre pareille - et tant pis si cette biographie tient au moins autant de l'invention pure que de la stricte vérité biographique* ? -, un autre aspect de ce texte presque trop court - tant il est haletant, tant on peine à abandonner cet homme aux calamités de son siècle - est qu'il ravira le passionné de récit maritime aussi bien que le féru d'histoire de cette période aussi étrange à nos yeux contemporains que souventefois monstrueuse de ce que l'on appellera "la contre-réforme". Enfin (peut-être ?), une histoire d'amitié d'un intensité rare et d'une douceur presque cruelle tant le lecteur ne cesse d'être bousculé dans ce qu'il est pourtant convaincu d'être en droit de penser ! Ensuite, elle ne cesse d'interroger l'homme et son humanité, l'homme et ses racines, l'homme et ses croyances, par petites touches, presque d'une manière impressionniste, mais l'effet qui en résulte demeure au plus profond de la mémoire bien des jours après avoir refermé l'ouvrage. Enfin, cette histoire est - pardon d'user d'un mot qu'i n'a plus tant que cela bonne presse en nos temps de rationalisme désincarné, de scientisme absolu et triste, cette histoire, donc, procède de la magie !

Magique, oui ! Ce qui l'est strictement - car il s'agit bien ici de magie, blanche, et que l'on nous pardonne si le jeu de mot non voulu pourrait passer pour déplacé, mais qu'il faut prendre seulement dans le sens où c'est de la belle et bonne magie que Wilfried N'Sondé pratique avec grande et juste sapience - c'est que d'autres moins adroits, moins amoureux se serait échoués sur bien des écueils à vouloir trop en faire. Car oui : il en faut de l'Amour pour écrire un tel ouvrage, sans quoi c'est de la haine qui aurait pourrait y naître et, à la toute fin, l'amoindrir, même si la haine eût pu être compréhensible, tant la faute des hommes s'avère à ce point lourde, irrémissible -. Bien que, pour autant, rien ne soit passé sous silence de la monstruosité des hommes contre leurs semblables : des africains qui, contre vil prix, vendirent leurs ennemis puis, par goût du lucre, des représentants de basse caste de leur propre peuple aux blancs dominateurs. Les européens, bien évidemment - hélas, combien de fois hélas ? -, firent commerce de ces pauvres hères transportés dans des conditions infamantes, rompus, cassé, déformés jusqu'au plus profond de leurs âmes, revendus avec bénéfices sonnants et trébuchants de l'autre côté de l'Atlantique, chosifiés, marchandisés, mécanisés - il n'est point cas ici de ceux qui, en bout de course, exploitèrent ces malheureux, mais leur quasi absence pèse presque autant que si l'auteur les avait décrit directement. Il y a cette folie des hommes et de leurs prétendues absolues vérités qui ne sont que Peur, Violence, Refus de l'altérité et que notre bon Père ainsi que son lumineux ami n'auront de cesse de croiser, tant à la cour du Roi des Bakongos que sur le navire négrier ou au Portugal et plus encore en cette Espagne d'un siècle d'Or en voie d'achèvement mais qui sombre de plus en plus dans toute la douleur ignominieuse de la fameuse "Sainte Inquisition". Il n'est jusqu'à Rome et à ses faux semblants, son théâtre d'ombres, de mauvais bougres et d'hypocrites que notre narrateur ne nous aide à percevoir avec sa cruauté tendre et (faussement) innocente.

Il y aurait sans aucun doute encore beaucoup à dire sur ce roman - ce très grand roman au souffle impérieux et empli d'Amour primordial - qui est une des magnifiques surprises de ce début d'année. Qu'il est humain comme rarement. Qu'il allie le conte et la réalité, la légende (on ne peut se remémorer ces pages lues sans repenser au mythe fondateur du Royaume du Kongo, qui est d'une finesse et d'une fraîcheur renversantes) et L Histoire, l'amertume et l'espoir, qu'il est magique et spirituel, bien qu'il mette sans cesse en garde contre tous les dogmatismes, contre toutes les vérités supposément établies, contre tous les jeux de pouvoirs des êtres sur leurs semblables, que ce soit par la foi ou par la force... quand ce n'est pas les deux tout ensemble ! Un livre beau, assurément. Fort, sans concession, mais sans rancoeur inopérante et clivante. Un livre que l'on se dit heureux d'avoir découvert un peu par hasard, un jour de festival du livre, à Binic, par temps de pluie et de dent à quelques encablures de St Brieuc. Un livre qu'on a, assurément, autant besoin qu'envie de partager ! Merci à vous, M. Wilfried N'Sondé.



* La vie du "vrai" Nsaku Ne Vunda, que l'on peut trouver assez aisément sur le net, est tout aussi incroyable et tout aussi tragique que celle du jeune prêtre décrit dans le roman. Mais avouons que l'auteur de ce livre a pris plus d'une liberté d'avec la vie véritable - pour ce qu'on en connait - de ce premier ambassadeur venu d'Afrique noire. Mais, pour plagier ce cher bon Alexandre Dumas, qu'importe que l'on déforme L Histoire pourvu qu'on lui fasse de beaux enfants. Et le rejeton est de toute première force !
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