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Critique de Sachenka


Difficile à résumer que ce Livre des mémoires. Comme son titre l'indique, il faut s'attendre à quelque chose de surtout introspectif, contemplatif. Il s'ouvre sur un homme, plus ou moins âgé, se promène dans les rues de Berlin, qui fait des rencontres, qui réminesce. « Non qu'il soit possible d'oublier quoi que ce soit. » (p. 11) J'adore ces personnages qui marchent leur ville (même si c'est une ville d'adoption), pas nécessairement rongés par le passé mais néanmoins plongés dans leurs souvenirs. Et à un point tel que le lecteur a l'impression de marcher derrière lui, comme une ombre. L'écrivain hongrois Peter Nadas a produit quelque chose d'assez unique.

Les pages qui suivent sont assez étranges, après ses déambulations, le narrateur rentre à sa pension, discute avec sa logeuse, des invités sont introduits… la démarcation entre présent et souvenirs semble parfois incertaine. Il est question de ses amis, de l'amour que lui porte une actrice célèbre alors que sa passion se porte vers n poète allemand. Je dois admettre avoir trouvé cette partie confuse et longue par moment.

Puis, on est plongé dans un passé plus lointain, l'enfance du narrateur, en Hongrie. Il y a ces jeux d'enfance. Comme on peut se montrer bête et violent, à cet âge. Je pense aux premiers amours entre les garçons (le narrateur, ses amis Krisztián, Kalmán et Prém) et les filles (Maya, Livia et Sidonie), tordus. Aussi des pulsions homosexuelles.

Le roman est beaucoup plus complexe, une troisième trame narrative s'y insère mais la développer ici ne ferait que compliquer les choses, la compréhension. Ce qu'il est important de retenir, c'est qu'il est question de la condition humaine, de l'histoire (par exemple, des conséquences de l'implantation du communisme qui a changé les rapports de force entre les enfantas des différentes familles de la ville). Il est aussi beaucoup question de l'amour, sous toutes ses formes. Et, comme son titre l'indique, sur le travail de la mémoire, comment certains souvenirs peuvent remonter facilement à la surface, même ceux qu'on a longtemps tâché d'enfouir.

Incidemment, le livre des mémoires n'est pas un page-turner, le rythme est lent, très lent. Il fait le lire lentement mais, drôlement, ne pas trop lentement non plus. C'est qu'il ne s'y passe pas tant et que l'on risque d'oublier des pans (ça m'est arrivé).

Au-delà du traitement de la mémoire, ce que j'apprécie dans ce roman, c'est l'ambiance. Quelque chose d'aérien, de nébuleux, d'incertain, à mi-chemin entre le souvenir et la réalité. Les sens, la perception trouble. « En revenant à moi, couché parmi les pierres, sur cette digue de Heiligendamm, comprenant où j'étais et dans quel état, et bien qu'il ne fût agi, à ce moment précis, que d'une simple prise de conscience du fait même d'exister, alors que j'étais encore privé de ces représentations que l'on doit au fonctionnement des instincts et du système nerveux et qui, par l'évocation d'images et de voix liées à des expériences et à des désirs, installent en nous ce flux perpétuel et l'imagination et de la ressouvenance, confèrent à l'existence un caractère raisonnable et jusqu'à un certain point rationnel, et y fixent notre place, nous permettant de nouer des relations avec le monde extérieur […]. » (p. 115)

Et l'atmosphère, ce qui inclut la description des lieux, se prête souvent à se perdre dans l'introspection. « Les bougies grésillaient, c'était beau et rassurant, dehors il pleuvait à verse, après les douze coups de minuit, on n'entendit que les murmures de la musique baroque et ce battement, au rythme régulier, de la pluie, la mise en scène était parfaite, exagérément, ridiculement parfaite. » (p. 219). La plume de Nadas est exquise.

Même les rencontres semblent avoir leurs propres codes. Pas des dialogues à n'en plus finir (bien qu'il y en ait un certain nombre). Mais les personnages ne parlent pas pour rien dire, ne perdent pas de temps pour des sujets anodins. Leurs échanges sont entrecoupés de silences, de malaises, d'incertitudes. de réflexion! Même durant l'adolescence. Lors d'une rencontre dans les bois, le jeune narrateur et son ami Krisztián, malgré un sentiment trouble et empreint de supériorité, rougit, hésite. « Les mots n'avaient aucune importance, rien ne comptait plus que cette buée, que mon souffle exhalé qui lui caressait la peau […] (p. 61). Un silence s'impose. L'adolescent se dégage, retourne dans ses souvenirs et, comme si le temps s'était arrêté, regarde le ciel, la forêt qui les entoure, un mouvement dans les parages attire son attention : un lièvre qui détale dans la clairière enneigée. Peu après (ce qui semble une éternité), son ami ouvre la bouche. « Est-ce que tu sais où les lièvres passent l'hiver? » (p. 62). Comme s'il s'agissait de la suite logique à leur échange. Comme s'il avait lu dans ses pensées. Ou qu'ils partageaient des pensées. J'en avais des frissons.

Bref, le livre des mémoires est un roman étrange, envoûtant, profond, et en plus bien écrit. Beaucoup l'ont qualifié de chef d'oeuvre. D'autres l'ont détesté. Il faut dire qu'il n'est pas facile d'approche et compte plusieurs centaines de pages en grand format. Mais, ceux qui acceptent ce défi referment le livre dans un état qui les amèneront peut-être à se prêter à l'exercice et à fouiller dans leurs propres souvenirs.
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