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Critique de LionelBonhouvrier


Grégoire, moine arménien du Xe siècle et "poète dérisoire", se confronte au choc de deux infinis. Que pèse l'être humain, divisé et misérable, comparé au Dieu unique ? Un microbe éperdu en un cercle infini... Les "Prières" tentent de décrire la disproportion entre ces deux infinis et placent le microbe sur une orbite divine.

Une des prières tente d'énumérer les qualités de Dieu. Est-ce possible ? C'est un jeu d'orgue exaltant allant de ciel en ciel, même si Dieu dépasse toute énumération imaginable : "Seigneur, Toi qui tiras du néant toutes choses... Gloire invisible, sans origine, sans âge... Calice d'allégresse, ô Pain de vie, nourriture de l'âme... Amour, ô Transparence... Ô Pluie lustrale, bienfaisante Rosée, Source de force et de bravoure..." Ou : "Modèle unique, Miséricorde sans égale... Les mots me manquent... Que ne puis-je T'offrir une louange à ta Mesure..."

Voici l'homme : humble humus, esclave dispersé, menteur incapable de vérité. Il tremble devant son Juge, réclame sa Pitié. de nombreux poèmes tracent le portrait du pécheur au comble de sa misère : "Je suis un sol inculte, un enclos délaissé, une campagne en friches, envahie par les ronces." Ou :"Serpent je suis, fils de lionceaux, oeuf d'aspic empli de venin préfigurant les châtiments ultimes que subira Jérusalem selon la parole du Maître et les oracles des Voyants..." Et : "Je ne pourrais formuler par écrit ne fût-ce qu'un atome de mes forfaits !"

Dans une prière, Grégoire semble rendre hommage à l'activité de Satan. Les crimes fascinent par leur vitalité : "Mais que dirai-je de mes crimes ? comment les nommer tous ?...crimes grouillants et pullulant, crimes énormes, crimes sans nombre !" Et : "Voici le Despote et sa cour, le Destructeur et ses suppôts, le Grand Patron et ses tueurs, le Prince Noir et sa milice, le Fauve et sa progéniture, le Corrupteur et toute son engeance !"

Faut-il voir du masochisme dans cette féroce auto-critique ? La misère du moine de Narek est représentative de la misère humaine universelle. Sa vision extra-lucide compare les facultés humaines avec Dieu, Modèle indépassable et hors d'atteinte. Souvent le saint se juge pire que le pire criminel : "Ô mon âme digne de mort, te voilà donc murée dans cette geôle, enveloppée dans ce filet fatal qui n'est l'oeuvre de nul autre que toi-même, ayant jugé toi-même sans égale ta blessure, incurable ton mal, irrémédiable ta déroute..."

Grégoire insiste donc sur l'humilité de l'écrivain, cette "âme morte" devant le Fils du Dieu vivant. Pourtant sa passion de l'écriture ne cesse de jaillir : "puis-je user du fer brûlant de ma parole", "vomir le fardeau de mon coeur", "plonger les doigts au fond de mon gosier..." le Verbe l'habite, l'enflamme, porte le langage à son incandescence. Un style volcanique multiplie les éruptions, les séismes et les convulsions. Ses prières mystiques déferlent en avalanches, donnent le vertige, délirent à plaisir. Folie de croire et folie d'écrire se renforcent l'une l'autre, escaladent à toute vitesse les barreaux de l'échelle de Jacob.

Un des remèdes à la misère humaine est la prière : "En silence, la tête basse, la bouche verrouillée, je vais reprendre le meilleur des outils : la prière." Grégoire affirme la portée universelle de son Livre, qui stigmatise les vices et les crimes. Tous les Chrétiens ont besoin de "bons conseils et bonnes prières". Ses antithèses tentent d'englober la Chrétienté : justes-injustes, innocents-criminels, hommes-femmes, enfants-vieillards, pauvres-riches...

La préface de Vahé Godel est excellente, ses douze pages sont à lire ! Pour conclure en beauté, voici la fin du Mémorial : "Moi Grégoire, moine cloîtré, poète dérisoire, savant de peu de poids, avec l'appui de mon saint frère Jean, moine lui-même du très honorable et très glorieux Monastère de Narek : vivant tous deux pour ne former qu'un seul être pensant, qu'un seul visage, frères, oui, mais buvant le même souffle, vivant la même vie, riches du même honneur et de la même foi, et ne voyant de notre double vue que la même seule voie de l'esprit. (...) Veuillez avec amour vous souvenir de nous. Ce faisant, vous serez inscrits à votre tour dans le Livre de Vie - les Archives du Ciel."
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