« Dire tout ce qu'une bouche de chair
n'est pas en mesure de dire
écrire tout ce qu'une main d'homme,
hélas, ne peut écrire
traduire, formuler tous les désirs de l'âme ! » (Grégoire de Narek.)
« Grégoire de Narek (Xe siècle) et Nahabed Koutchak (XVIe siècle) comptent parmi les plus illustres figures de l'ancienne poésie arménienne. [
] »
« [
]
Ayant évangélisé le pays, converti le roi Tiridate (son bourreau) et fondé une Église autonome, Grégoire l'Illuminateur, vers l'an 300, faisait de l'Arménie le premier État chrétien de l'histoire. Un siècle plus tard, le moine Mesrop Machtots inventait l'alphabet arménien. [
] Cessant de n'être qu'une langue parlée, l'arménien devint, grâce à eux, instrument de culture, langue juridique, théologique, littéraire
, langue de poésie sans plus craindre d'être absorbé par ses puissants voisins arabes et byzantin.
[
]
À l'origine de la riche tradition populaire des achough (trouvères), Nahabed Koutchak est sans doute, avec Narek et Saïat-Nova (XVIIIe siècle), la plus illustre figure de l'ancienne poésie arménienne. [
] Ce qui reste de son oeuvre consiste en quelque cinq cents haïren, courts poèmes répartis en trois catégories : l'amour, l'exil, la condition humaine. [
] » (Vahé Godel.)
Grégoire de Narek :
0:00 - 1er poème
0:45 - 2e poème
1:16 - 3e poème
3:26 - 4e poème
Nahabed Koutchak :
4:58 - 1er poème
5:18 - 2e poème
5:39 - 3e poème
6:01 - 4e poème
6:33 - Générique
Référence bibliographique :
Tous les Désirs de l'Âme : Poèmes d'Arménie, traduits par Vahé Godel, Calligraphies de Achot Achot, Paris, Albin Michel, 2002.
Images d'illustration :
Calligraphies de Achot Achot.
Bande sonore originale : Anonymous Choir - Caligaverunt Oculi Mei
Caligaverunt Oculi Mei by Anonymous Choir is licensed under a Public Domain License.
Site :
https://freemusicarchive.org/music/Anonymous_Choir/Toms_Luis_de_Victorias_Caligaverunt_Oculi_Mei/Caligaverunt_Oculi_Mei/
#TousLesDésirsDeLÂme #VahéGodel #PoésieArménienne
+ Lire la suite
Un vieil arbre
ayant appris notre existence
un vieil arbre s'apprête à franchir la montagne
et le fleuve
pour venir s'étendre sans bruit
auprès de nous
Cher ami ce matin
à Gellu Naum
cher ami
ce matin vos derniers poèmes
ont traversé les mansardes
tel un mince banc de truites
nous irons les relire au clair de lune
quand les enfants auront quitté la rive
je vous écris d'une haute vallée
surplombant le brouillard
au flanc des maisons s'amoncellent rougeâtres
des éclats de mélèzes fraîchement coupés
(en trouve-t-on dans vos montagnes ?)
nous vivons de lichen de seigle de résine
c'est un hameau à l'écorce rugueuse
toute noircie par les neiges
vous brûlez me dites-vous de traduire Théophile
quelle joie de vous savoir debout
votre langue est irriguée de murmures d'œillades
comme les palais arabes
ce soir en relisant vos poèmes
sur un chemin lumineux qui longe une forêt
nous goûterons tout ensemble
« la liberté du silence » (dont parle Théophile)
et le silence de la liberté
l'été s'achève
le foin tressaille dans les fenils
je vous serre les mains
Nous habitions alors
Nous habitions alors
une pierre
ponce
nous allions
bouche cousue
de trou en trou
autour de nous
la cohue
roucoulait
les jours avaient le plumage
et l'œil roux
des pigeons
L'envers du tableau noir
le seul souci du maître :
nourrir l'élève
– son seul espoir
son rêve :
lui apprendre à mourir
pour qu'il puisse renaître
(lui faire découvrir
l'envers du tableau noir)
JÉSUS-CHRIST
extrait 2
Jésus-Christ est mort un dimanche,
à La Chaux-de-Fonds,
il s'était tiré une balle de mousqueton
dans la mâchoire.
Jésus-Christ est mort de la peste noire,
à Florence, au quatorzième siècle.
Jésus-Christ est mort d'un coup de sang,
dans les bras de Gerta la Rousse,
à Sankt-Pauli.
Jésus-Christ est mort sur l'autoroute,
au volant d'une Maserati.
Jésus-Christ est mort aux Thermopyles,
à Marignan, à Stalingrad,
à Hiroshima.
Jésus-Christ est mort à la fleur de l'âge,
lors d'une émeute, en pleine rue,
mitraillé par les forces de l'ordre.
Jésus-Christ est mort dans l'Arve,
en pleine crue,
on n'a pas découvert son cadavre.
Murs sans fenêtres
Portes closes
IV
Ici nul remous nulle
saillie nulle lueur
il n’est pas jusqu’aux murs
qui n’étouffent leurs cris
il n’est pas jusqu’aux portes
qui ne brûlent de fuir
tout demeure au point mort
(enfoui sous les seuils
quelque chose
venu
du large
attend son heure)
Prendre racine, prendre corps - prendre langue... Percevoir toute la ramure à travers le réseau clandestin des racines – comme l’aveugle à qui les moindres inflexions d’une voix révèlent ce qu’un regard exprime de plus secret, comme un chasseur aux yeux bandés qui n’aurait nulle autre arme que son flair.
Trouver une langue, oui, ou plutôt retrouver celle qui sommeille, survivante, au tréfonds de soi-même – la langue des racines. Voilà pour la langue ; voilà pour les racines. Mais le corps ? que dire de ce corps ? (les entrailles me brûlent), cette forge, ce monde, ce raccourci d’atomes (je meurs de soif), toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en cadavre (j’étouffe, je ne puis crier), ce tout, ce néant (on ne part pas), corps étranger, corps mutilé (crevés les yeux ! coupée la langue !), dispersé, perdu, dissous, obscurci (m’illumine mon ombre !), le recueillir, oui, l’élever , le porter doucement jusqu’aux plus hautes branches, l’attacher à la cime du plus bel arbre (je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ?), ou plutôt l’enfouir : qu’il s’abreuve sans hâte du lait noir des racines, qu’il boive longuement les paroles de l’humus, qu’il s’imprègne du souffle des profondeurs, qu’il se gorge du silence houleux des galaxies... au point de n’être plus lui-même que racine, langue, souffle, silence. Oui, quoi qu’il advienne, demeurer à l’écoute, ouvrir l’œil, oui : solidaire du sol, complice de l’espace. Percevoir à travers ce corps l’arbre du clan dans sa totalité – le blason du destin. Voilà pour le corps. (Mais moi, qui suis-je ?)
Une allée revêtue de gravillon rougeâtre, bordée de grands arbres aux feuillages mobiles, entre les troncs desquels on découvre de de vastes zones d'ombres ocellées de lumière où s'exténuent des gerbes cramoisies, conduit à la lisière d'un bois de résineux, et là, se divise en deux chemins herbus qui, à leur tour, se ramifient, mais en tout sens, d'une manière imprévisible, sinuant, s'entrecroisant parmi nombre de touffes, de massifs, de fourrés, parmi d'étranges lacis de vrilles, de lianes volubiles, de tiges flavescentes, qui grimpent dans les ramures, se mêlent aux feuillages, puis s'inclinent vers la terre, comme pour rejoindre leurs origines.
— que voyons-nous au juste ?
— ce qui reste — que reste-t-il ?
— rien qui ne doive disparaître
(disparaissant la moindre trace
nous montrant le chemin)
Un dédale où se confondent le geste et la parole : où chaque voix traçant sa propre danse, l'œil et l'oreille vertigineusement s'égarent ; où se poursuit à l'infini le jeu de la mémoire et du rêve ; où le Je n'en finit pas de faire l'amour avec ses avatars ; où le Dé, en doublant le Hasard, n'est jamais que le début d'une dérive, la première syllabe d'un sésame : démence, délivrance, délire, désir, désert, dédale... un dédale, oui, la figure d'un dédale : une Carte du Tendre qui n'est autre qu'une radiographie d'un mort vivant -- l'endroit est à l'envers, le dehors est dedans.