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Critique de Antyryia



Alors que retentit la sonnerie stridente, mes élèves de troisième B se lèvent d'un seul geste, se dirigeant vers la sortie dans un innommable brouhaha.
Je n'insiste pas sur les règles d'accord que je tentais ( vainement ) de leur inculquer et j'ai juste le temps de leur crier :
- N'oubliez pas de lire le roman de Marie Neuser pour la rentrée !
J'entends quelques grognements, un vague "va te faire foutre, enculé" et ils sont partis.
Ce sont les vacances de Pâques qui commencent, et il était temps pour moi aussi.

Je n'en peux plus de cette classe. Ni des autres d'ailleurs. Mis à part quelques bons élèves qui se comptent sur les doigts d'une main, les collégiens sont médiocres et ne feront probablement pas grand chose de leur vie. Et puis il y a la bande des quatre tarés qui ont un avenir de délinquant tout tracé. Et que je ne parviens pas à maîtriser. Je soupçonne leurs parents d'avoir eux aussi baissé les bras depuis longtemps. Et ça serait à moi d'assurer, en plus de mes cours de français, les notions de politesse et de respect ?

En refermant la porte de la classe, je remarque en tournant la poignée que ma main est mouillée. le crachat d'un élève laisse ma main enduite d'un filament baveux. Probablement une basse vengeance de Mourad que j'ai collé la semaine dernière. Quand je lui ai remis sa copie avec un zéro pointé, il a mimé une masturbation pour bien me montrer à quel point "il s'en branlait" et cette fois je n'ai pas laissé passer.
Je me nettoie les mains dans les toilettes couvertes de graffitis. J'admire l'imagination débordante des collégiens : Rien mis à part des organes génitaux sommairement dessinés ou des insultes... "Sale Putte" côtoie "Nicke ta mère" dans une orgie de couleurs vives.
En arrivant à ma voiture, je constate avec soulagement qu'aucun de mes pneus n'est crevé. Seul un gigantesque pénis en érection est tagué sur mon pare-brise : Je m'en tire à bon compte.
Et pourtant, je me surprends encore à avoir des envies de meurtre.

J'ai décidé de faire lire à mes collégiens Je tue les enfants français dans les jardins pour plusieurs raisons. D'une part j'ai pu constater leur manque d'intérêt pour Molière, Jacques Prévert ou encore Maurice Genevoix. Alors un petit roman noir de cent-cinquante pages avec un titre comme celui-là, voilà qui devrait les intriguer ! En plus il est très bien écrit et les adolescents pourront aussi trouver quelques exemples du langage vulgaire qui leur est si familier quand ils rigolent en cour de récréation. Ils ne seront pas dépaysés.
Et surtout, j'espère qu'ils réaliseront à quel point leur attitude, leur insolence, est inappropriée. Qu'ils prendront conscience de l'importance du travail de l'enseignant pour leur propre avenir.
Et que ça ne leur donnera pas, à l'inverse, de nouvelles idées de bêtises à commettre dans l'enceinte de l'établissement.
Sinon je ferai comme ma collègue Madame Marquis, qui à défaut de pouvoir inculquer des notions de calculs durant ses cours de mathématiques, leur distribue des dessins à colorier. Il paraît qu'ils sont très calmes, appliqués à ne pas dépasser, et qu'elle a la paix pendant une heure.
Mais personnellement, ça n'est pas pour ça que j'ai obtenu le Capes de lettres modernes, que j'ai passé autant d'heures plongé dans mes cours et mes livres pour obtenir ce diplôme. Etre professeur de français était une vocation pour moi, et même si je suis parfois tenté d'abandonner je suis encore tenté de croire que la majorité de mes élèves saura un jour coordonner l'auxiliaire être avec son participe passé.

Après une semaine de vacances, le stress commence à monter. Retrouver les cancres de la troisième B m'angoisse. Combien auront lu le court roman noir de Marie Neuser ? Un tiers ?
Et pendant que j'échangerai avec les rares lecteurs, qu'est-ce que Mourad va encore inventer pour distraire ses camarades ?
Je sors en ville pour me détendre, et dans une librairie je croise un vieux copain perdu de vue qui vient vers moi.
- Eh salut Anty, qu'est-ce que tu deviens ?
- Bonjour Bertrand. Je suis toujours prof de français au collège Tartempion, j'attends les résultats de ma demande de mutation. Et là je profite des vacances pour m'aérer un peu.
- Ah oui c'est vrai t'es prof ! T'as trop de la chance ! Des petites journées et quasiment quatre mois de congés aux frais de la princesse, t'as bien de la chance ! Moi je travaille 24 heures sur 24 dans mon affaire d'import-export, je t'envie tu sais !
- Oui enfin, les élèves sont vraiment pas faciles. Je ne crois pas que tu réalises.
- Tu manque juste d'autorité. Moi ces jeunes je te les mènerais à la baguette !
- Tu veux qu'on échange juste une journée pour voir ?
- Oh, désolé, il se fait tard et j'ai encore plein de trucs à faire. Content de t'avoir revu !

Arrive le jour J. Celui de la reprise. Je me rends à l'école pour neuf heures, à reculons. Je surprends Nourredine qui se livre à son habituel trafic de cigarettes de contrebande mais j'évite son regard. Je m'installe à mon bureau, mortifié. Qu'est-ce qui va me tomber dessus aujourd'hui ? Je commence avec mes fameux troisièmes B. le troupeau décérébré prend place dans un vacarme infernal, avant que je ne hausse le ton pour pouvoir commencer mon cours.
- Alors, vous avez passé de bonnes vacances ? Qui a lu Je tue les enfants français dans les jardins ?
Ils se regardent, comme si c'était une honte d'avoir lu le roman de Marie Neuser - ou n'importe quoi d'autre à part le dernier Jeux vidéo magazine.
Quand Mourad lève la main, c'est comme un signal pour le reste de la classe. Je vois des dizaines de mains se lever, à l'unique exception de celle de Brandon.
Brandon a vingt-trois ans, a redoublé un nombre incalculable de fois, et je le soupçonne de ne pas pouvoir lire plus compliqué que T'choupi fait du poney, alors je ne l'embête pas et m'émerveille au contraire de constater que j'ai réussi à faire lire à mes collégiens un livre entier. Enfin, un peu d'espoir.
- Alors vous en avez pensé quoi ?
- Trop de la balle ! J'ai vraiment kiffé avoue Djibril, un de mes éléments perturbateurs.
Et je vois les autres troisièmes B acquiescer : Il a parfaitement résumé leur propre opinion.
- Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur l'héroïne, Lisa Genovesi, la prof d'Italien qui raconte son année scolaire ?
- Elle a l'air super bonne. Dommage qu'on n'ait pas des bombes sexuelles comme ça à Tartempion ! propose Mourad avec son habituel sourire vicelard.
- Z'y va bouffon, elle est surtout raciste. Elle tèj Malik, Adrami, Noumein, elle aime pas les Maghrébins c'est une salope.
Ca, c'est l'analyse de Nourredine. Après cet échange de points de vue, tous les deux se lèvent et s'affrontent d'abord du regard pour affirmer leur point de vue, puis ils en viennent aux poings.
- Arrêtez ça tout de suite ! Dehors ! Allez faire un tour dans le couloir, vous reviendrez quand vous serez calmé. Et si j'entends un seul bruit, ça sera direction le bureau du principal !
C'était trop beau pour durer. Mais une fois les deux agitateurs hors circuit, je reprends mon souffle et rebondis sur les mots de Nourredine.
- Il n'y a aucun racisme dans les propos de Lisa ou de l'auteur. D'une part, vous avez bien du remarquer que la plus brillante étudiante du roman se prénommait Samira, une française d'origine marocaine. En outre, il ne s'agit aucunement de stigmatiser la population pauvre des banlieues puisque chaque élève vit près de la mer, probablement à Marseille où la population est particulièrement hétérogène. Et vous noterez aussi qu'aucun élève n'est pauvre, qu'on ne les décrit jamais comme issus d'un milieu défavorisé. C'est juste un fait : Certains établissements scolaires difficiles présentent davantage de mixité, ce qui n'empêche pas d'autres collèges n'ayant pas cette spécificité de l'être tout autant, croyez-moi.
Les troisièmes me regardent avec de gros yeux ronds. Je ne sais pas s'ils ont compris un seul mot de mon long discours.
Kaitlynn lève la main et me demande :
- Et est-ce que c'est vrai que c'est déconseillé de coucher pour de l'argent ? Comment je fais moi alors pour m'acheter des nouvelles fringues ?
D'autres bras se tendent pour m'interroger.
- Monsieur, c'est pas naze quand même de préférer les Nike aux Adidas ?
- Monsieur, c'est quand qu'y a un meurtre ? C'était chiant, à la page trente y avait toujours pas de cadavre. Alors j'ai arrêté.
- Il ne s'agit pas d'un roman policier mais d'un roman noir, il faut laisser la tension monter, s'imprégner de l'ambiance anxiogène, s'intéresser à la psychologie des personnages et se laisser emporter. Bon, personne d'autre n'a de remarques à faire ?
Nambona, mon meilleur élément, prend alors la parole.
- Personnellement j'ai lu ce livre comme une forme de critique sociale, ça m'a fait réfléchir sur le comportement des enseignants et sur celui des élèves.
- Excellent ! C'est exactement ça ! En plus de l'histoire de cette jeune et fragile professeur d'Italien qui doit apprendre à ne pas se laisser déborder et qui laisse peu à peu la peur et la colère l'envahir, on a effectivement un second niveau de lecture. Marie Neuser dénonce tout simplement avec une ironie mordante toute l'hypocrisie qui règne dans l'éducation nationale. L'hypocrisie entre professeurs et personnel administratif, l'hypocrisie du système qui fait passer des collégiens en classe supérieure alors qu'ils n'ont pas le niveau, en minimisant les problèmes et les difficultés des élèves. Le roman évoque aussi toute la désillusion de Lisa qui, au lieu d'enseigner, tient une véritable garderie. Et pourtant, malgré ce contexte, l'auteure parvient à redonner toutes ses lettres de noblesse au difficile métier de professeur, dont les tâches ne se limitent pas à l'enseignement d'une matière et qui, pour certains, vivent un cauchemar quotidien.
J'ai le sourire en voyant les yeux de Nambonna pétiller. J'espère que cette lecture aura porté ses fruits, semé quelques graines dans le cerveau souvent obtus de mes élèves, qu'ils comprendront davantage désormais l'importance du respect et de l'apprentissage.

Le cours est fini, je les laisse rejoindre Madame Marquis pour les deux heures de mathématiques à venir, où ils pourront colorier de tout leur coeur.
Le reste de ma matinée se passe sans anicroches, j'ai enfin retrouvé une forme de motivation.
A midi, je me rend au parking pour rentrer déjeuner. Mon pare-brise est propre comme un sou neuf.
Mourad et Nourredine semblent avoir fait la paix. Ils m'attendent munis d'une batte de base-ball.
Tout compte fait je vais plutôt rentrer à pieds. En courant le plus vite possible.
Ils sont sur mes talons.
Il faudra sérieusement que je pense à me procurer une arme, si du moins je m'en sors en vie.

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