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Critique de viou1108_aka_voyagesaufildespages


On ne connaîtra jamais le prénom de la jeune héroïne et narratrice de ce roman. Pesant 10 kilos à la naissance, elle a continué à prendre du poids de façon exponentielle. Il n'en fallait pas davantage pour que ses "copains" de classe l'affublent du surnom de "la Couenne", entre autres gentillesses. Elle-même ne se voit que comme un "éléphanteau rose", et ses parents ne l'aident guère à se construire une identité : sa mère, jolie femme à la taille mannequin, s'enfuit quelques mois après la naissance, horrifiée par ce bébé monstrueux et ce qu'il menace de devenir. Quant à son père, persuadé que sa fille a dévoré sa soeur jumelle in utero, il ne s'adresse à elle qu'au pluriel et se dévoue corps et âme à nourrir "ses chéries, ses princesses" de mets aussi savoureux que caloriques, en dépit de tout bon sens ("Le plus grand don que mon père pense pouvoir me faire est celui de moi-même. Il veut me rendre l'amour de mon corps en le nourrissant. Mais à la fin, cela revient à une seule chose : il me fait don d'un élargissement dont je n'ai nul besoin"). La jeune fille, pas dupe ("Père : mon adorateur ; mon bourreau"), joue le jeu de la dualité pour ne pas peiner son père. Et malgré sa lucidité et la culpabilité qu'elle ressent, ne peut s'empêcher de manger sans fin, avec une faim insatiable, parce que "l'acte de manger est orgasmique". Alors elle continue à grossir et, forcément, dans un monde soumis aux diktats de la minceur et de l'apparence, à subir les humiliations et le harcèlement de ses condisciples, qui publient des photos d'elle sur les réseaux sociaux, jetant sur elle une opprobre planétaire.

Puis arrive un jour, vers 15-16 ans, où elle est incapable de sortir de chez elle, de s'extraire de son lit, de passer la porte de sa chambre. Un isolement forcé qui la met à l'abri des moqueries mais qui n'occulte pas la catastrophe imminente, celle qui la condamne, telle une baleine échouée, à mourir écrasée sous son propre poids... Avant une fin qu'elle sait inéluctable, le Bonheur daigne cependant lui rendre une visite aussi inattendue qu'improbable sous la forme de l'Amour, d'un homme providentiel qui lui fera découvrir les plaisirs de la chair et de la passion.

Manger pour se sentir vivante, pour exister, pour s'anéantir, manger sa soeur jumelle dans le ventre de sa mère, se faire bouffer par cette soeur imaginée qui lui bourre la tête de belles idées impraticables, être rongée par la cruauté du regard des autres démultiplié par l'Oeil d'Internet, être reniée par une mère lâche et un père qui la voit double, la gave et la gâte (dans tous les sens du terme) et l'assassine à feu doux à coup de plats en sauces et de gâteaux au chocolat, se perdre dans une montagne de nourriture, dans la montagne de chair qu'elle devient, puis dans la folie d'un amour passionnel, l'héroïne de "Manger l'autre" questionne son identité, son humanité jusqu'à l'auto-destruction.

Avec un dernier twist inattendu et une fin nauséeuse à la limite du supportable, voici un conte tragique, un texte fort porté par une écriture riche et sensuelle, dont la noirceur totale est (heureusement) tempérée par une certaine auto-dérision corrosive. Sur les thèmes de l'acceptation de soi et du regard des autres, "Manger l'autre" est un roman dérangeant, interpellant, dans lequel on oscille sans cesse entre répulsion et empathie.  Si vous décidez de "consommer" cette histoire, oubliez toute modération.

En partenariat avec les Editions Grasset via le réseau Netgalley.
Lien : https://voyagesaufildespages..
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