Le Stari Most, le vieux pont de Mostar, amalgamait dans sa pierre cinq fois centenaire les petites et les grandes différences des habitants au nom de quelque chose de plus vaste, semblant défier les lois de la physique. L'inclinaison parfaite de cette merveille du XVI ième siècle destinée par l'architecte de Soliman le Magnifique
permettait aux idées de flâner dans les airs et de rêver à l'éternel.
Mais le Split que nous avons connu n'existe plus: un nationalisme féroce, comme la toile d'une araignée venimeuse, s'est emparé de la ville, l'isolant dans un soliloque où tout accent autre que croate est le signe d'une menace " turque" ou " serbe". Un nuage obscur à couvert le ciel de ton pays et les deuils, petits et grands, sont devenus un état permanent pour les nostalgiques comme toi.
On croit vivre l'enfer avec les gens qu'on aime, mais c'est quand ils menacent de nous quitter qu'on entrevoit le véritable enfer. Tu as encore des rêves à partager, des lois à contourner et des frontières à passer clandestinement. Il te faudrait encore des centaines de nuits blanches pour me parler de ton enfance titiste, quand tu étais " le plus heureux du monde".
Soudain, je comprends que la nostalgie qui te ronge les entrailles et ton désir de faire entendre les voix du passé pour sauver le présent te condamnent à marcher sur la ligne fine qui sépare chacun de la folie.
Nous débarquons à Baracoa et la première chose qui te saute au yeux, c'est le sourire des douaniers quand tu sors ton passeport bosniaque. Ici pour la première fois depuis que tu as quitté ton pays, tu es accueilli a bras ouverts, parce que tu es communiste ! Tu te régales en épiant l'interminable interrogatoire que subissent deux touristes anglais, malgré leur passeport qui partout ailleurs commanderait le respect.
Pour la première fois, nous sommes les bienvenus quelque part.
La beauté que tu reconnais au Nouveau Monde, c'est qu'il n'a pas encore été contaminé par la fièvre des identités. Les Cubains ne savent pas grand-chose de nos absurdes guerres ethniques.
Pour eux nous sommes encore les camarades yougoslaves.
Alors que nous traversons une zone de fortes turbulences au-dessus de l'Atlantique, je ressens en moi quelque chose que je n'ai jamais ressenti : l'envie physique d'avoir un enfant. Dans cette machine métallique qui ressemble à une virgule dans le ciel immense, l'émotion me saisit. Je réalise que le désir d'être mère s'accompagne de ce sentiment qui nous a tant manqué durant notre long exil : celui que le monde a un sens.
Quelque chose dans cette petite ville me fait penser à Cent ans de solitude. c'est vrai qu'il suffit de se promener dans les rues de cette ville retirée du monde pour voir la ressemblance avec les descriptions de Garcia Marquez. L'esprit du réalisme magique plane sur Baracoa. Le prix Nobel colombien aurait même avoué que Baracoa lui avait inspiré son roman le plus fameux. Les personnages sorties d'un autre monde se cachent derrière leurs chapeaux de paille, les maisons surgissent entre les branches gigantesques des palmiers, les cochers aux visages brûlés par le soleil conduisent leurs calèches - le moyen de transport le plus fréquent, l'humidité incessante pénètre les pores et les esprits, l'alcool et la musique coulent à flots, les fantômes cohabitent avec les vivants, les pluies abondantes donnent l'impression d'un renouveau même si rien n'efface les slogans communistes.