Martin de La Brochette

Mes deux frères et ma soeur, beaux et brillants dans leurs études n'arrangent pas ma situation. Ils sont légitimes dans leurs statuts de bâtons de relais intergénérationnels, dont les parents rêvent tous. Ils sont les fruits d'une passion lointaine, je suis le gros pépin. Ils sont la fierté de la famille, j'en suis la honte.
Ils sont les biens-aimés, je suis le mal-aimé.

Étonnamment, j'aime mon statut marginalisé à mon insu dès le plus jeune âge. Mes frères et ma soeur sont des "Copies". Je me sens être l' "Original". Pour rien au monde je n'aimerais être le portrait conforme de tous ceux qui se ressemblent déjà dans le ventre de leur mère, de tous ceux qui sont lancés à pleine vitesse sur les rails de la monotonie et de la conformité programmée, de tous ceux qu'aucun mystère n'habite. Faire les mêmes études que mon père, parler avec la voix de ma mère, penser avec le cerveau des deux réunis, ce sera sans moi.

Le compte à rebours est lancé, l'échéance se rapproche. Je vais découvrir sur les visages d'anges de ma famille leurs regards sombres et mauvais, accrochés sur le cœur de leur prénom. Je suis prêt pour l'hallali, pour ma mise à mort, mon saut sans parachute. Dans l'au-delà qui m'attend, je sais qu'à mon réveil je fêterai ma renaissance.

L'intelligence comme la connerie n'ayant pas d'âge, tel un vieil armagnac, notre mère est hors d'âge.

J'ai découvert grâce à Bernard, que ma femme, faut pas la chauffer au-dessus d'une certaine température. J'ai tenté d'expliquer à notre voisin à maintes reprises la situation, l'ai emmené chez nous pour qu'il réalise la gêne que cela occasionne : il ne comprend pas, n'entend aucun son de chez nous, nous dévisage avec compassion de son regard de hamster, comme si le problème, c'était nous! Même si passer pour un imbécile auprès d'un con est un plaisir de fin gourmet, la situation est difficilement supportable.

C'est là que j'ai rencontré Solange.

Rondouillarde, les pommettes roses des jeunes filles élevées en plein air à la campagne, elle n'est que sourire, gaieté et générosité. Naturellement bienveillante, elle a de l'empathie spontanée à l'égard des autres. Si Solange était un légume, elle aurait l'appellation bio. Son optimisme, sa joie de vivre proviennent d'une enfance équilibrée où elle a été considérée, respectée, rendue responsable et mise en confiance dès le plus jeune âge.

Il me parait bien loin le Paris des films de Verneuil ou de Melville où les cafés enfumés sentaient bon la Gauloise et les toilettes l'urine, où l'on parlait brésilien dans le bois de Boulogne, où les pompiers faisaient "pin pon". Dans ce Paris-là, pas de parking souterrain, mais des garages, comme chez Dinky Toys dont j'aimais adolescent investir les tripes de bâtiments de béton, quand la pluie s'écrase sur des verrières d'acier rouillé, que la lumière gris-bleu s'éteint sur le sol brut et beau de la capitale. Les garçons de café avaient du panache, disaient "bonjour" et "merci", le sourire compris dans l'addition. La fourrière, c'était pour les chiens, les pains au chocolat ne s'appelaient pas chocolatines, les clochards étaient barbus et "préfontainisés". Les motocrottes avaient du pain sur la planche. 

(Maman) pense ne jamais mentir pour mieux préserver ce qu'elle appelle "l'honneur de la famille", délicate et élégante jusque dans le mépris, pour mieux nous protéger, nous ses enfants "tant aimés", symboles vivants d'une réussite visible et représentants d'une lignée dont nous sommes les ambassadeurs de chair et de sang; un mensonge déguisé est toujours préférable à une honte affichée. 

Moi, ma vie, je veux l'écrire en couleur, en clair-obscure, dans des pastels de rouille aux teintes chaudes et rapeuses. Mon frère aîné et ma soeur ne cherchent pas écrire leur vie, mais à reproduire celle qu'on leur à donner en modèle, ce qui semble pleinement les satisfaire. Je suis vivant-vivant, ce sont des morts-vivants ; ce qui me réjouit, c'est qu'ils pensent le contraire. Comme quoi la nature est bien faite.