Si c'est bien de l'amour

Les montagnes sont incroyables d’indifférence, elles sont là, tout bonnement là, depuis le commencement du monde. Afin de parvenir à Dieu, afin de parvenir à l’amour, il faut gravir cette montagne. Je la gravissais et Dieu se taisait, lui aussi était indifférent, je pense que rêver de cet immeuble et de vouloir en atteindre le sommet révèle en partie ce besoin que je ressens de parvenir à Dieu, je sais que j’ai l’esprit embrouillé, je confonds tout le temps Dieu et l’amour, et voilà qu’à tout ça j’ai ajouté encore les montagnes, qui sait pour quelle raison ? Je suis un enfant de Novi Beograd, et les montagnes, c’est tout juste si je sais ce que c’est…

(Nouvelle : L'immeuble dont je rêve tout le temps)

J’ai alors repensé à Rilke qui dit, dans une atmosphère festive, on supporte plus difficilement sa solitude que d’ordinaire.

(Nouvelle : Soir d'avant les fêtes)

Les enfants grandissent à une vitesse éhontée, je dis à mon fils hier que ce n’était pas juste de grandir aussi vite, je peux déjà l’embrasser sur le front sans avoir à me baisser. Un fils est une horloge. J’ai parfois envie de la retarder, mais uniquement parfois, je songe ensuite que ce serait pure folie que de vivre à nouveau le temps vécu déjà, à tout le moins celui qu’il nous a fallu endurer.

(Nouvelle : Une lettre de 1999)

L’opposition, irréfléchie et corrompue, fidèle à sa vieille habitude, n’a ni force ni intelligence, uniquement sa vanité, et le pouvoir quant à lui se comporte comme si rien ne se passait, il en est même à célébrer la victoire. La Foire aux monstres, c’est ainsi que jadis on a traduit chez nous le titre du roman de Thackeray, et c’est exactement cela. Au Kosovo, d’après les témoignages que j’ai entendus de la bouche de réfugiés, c’est rien de moins que l’enfer. J’ai lu l’interview d’un zombie militaire américain et j’ai compris plus ou moins (car tout ne peut se comprendre, cela nous dépasse) ce qui nous est arrivé ; une sorte d’expédition punitive technologique qui, pour justifier les représailles qu’elle exerce, rabâche un seul et même nom. De la vie des gens au quotidien, ils n’ont pas la moindre idée, ni aucune envie de s’en faire une ; on a beau dire ou faire, tous autant que nous sommes, et que nous ayons pris part ou non dans la fabrication de la folie, nous sommes des cobayes pour une expérience conduite sur du matériel humain. Une expérience provoquée par la démence de la politique menée ici, mais dont la conséquence a dépassé la cause au centuple : les représailles sont démesurées et irrationnelles, la lutte contre un régime s’est muée en lutte contre un peuple. Imagine cette situation, à l’école un hahar, une petite brute, pas vraiment une lumière viole une petite fille. Arrive alors la police qui tabasse tous les élèves ; quelque chose d’analogue nous est arrivé, mais multiplié jusqu’à la déraison. L’intérêt établir la vérité, et la force l’impose. C’est là toute la sagesse qui fait agir le monde d’aujourd’hui.
(Nouvelle Une lettre de 1999)

« Tu rendras beaucoup d’hommes malheureux », m’avait dit ma grand-mère alors que j’avais tout au plus quinze ans et que dans la rue, déjà, tous les hommes se retournaient sur moi. « Puis il en viendra un, et tu seras malheureuse à cause de lui. Ainsi s’établira un équilibre, et il n’est rien en ce monde qui n’ait pas quelque chose pour lui faire contre poids, il en va de même chez les gens, chez nous les femmes, et chez eux les hommes. » Oui, ce furent exactement les paroles de ma vieille mémé, mais sans que je la comprenne, sans que je désire la comprendre, la fofolle que j’étais se satisfaisait de voir les gars du bloc 21 à Novi Beograd s’enticher de moi car je leur décochais ce regard frivole, dément, qui les faisait tous sans exception tomber en pâmoison.
(Nouvelle : Parmi les animaux sauvages)