C'était curieux : j'avais récemment honoré la tombe d'un pilote ennemi, et là, je venais d'abattre deux des nôtres, sans état d'âme.
Je dois provoquer une réaction chez mes adversaires pour que je sache ce qu'ils ont en tête. Je dois les déstabiliser, même les plus froids. Il me faut de la peur ou de la colère, ou encore mieux : de la haine. Imagine la stupéfaction d'un pilote ennemi qui voit arriver un Albatros rouge. Il doit se dire : qui a un culot et un mépris pareils ? Non seulement il n'a pas de camouflage, mais il nous défie avec une couleur qu'on repère à des kilomètres ! Cette arrogance va exciter sa haine. Il va attaquer avec un état d'esprit qui me permettra facilement de lire en lui.
Boelcke se choisissait tranquillement une proie. Dans la mesure du possible, nous l'observions pour suivre la bonne tactique. Je m'approchai d'un ennemi et nous commençâmes à nous tirer dessus. Mon Albatros était formidable. C'était le chasseur parfait pour ce type de combat. Je parvins à me mettre dans son sillage ce qui était la meilleure chose à faire puisque je ne pouvais tirer que devant moi alors que son mitrailleur pouvait tirer dans toutes les directions. D'ailleurs la peur du pilote me confirma que je l'avais mis dans une position où ses chances de survie devenaient dramatiquement minces. Mais c'était un homme courageux et il retrouva rapidement son sang-froid. Il agissait calmement avec habileté. Je ne percevais presque pas ses intentions et j'avais du mal à anticiper ses manœuvres. Pendant un moment, il parvint à éviter de se retrouver dans l'axe de mon tir.
L'Albatros était fantastique ! Quel changement : jusqu'ici je n'avais pratiquement piloté que des baignoires volantes.
- Tu aurais pu essayer d'être aimable avec lui. C'était l'occasion d'oublier le passé et peut-être de devenir camarades.
- Détrompe-toi : on ne peut rien faire avec des hommes comme Friderich. Il faut les détruire avant qu'ils n'aient l'occasion de régler notre sort, les premiers.
Survivre à la guerre ? Quelle idée déprimante…
Et que serait notre vie sans le danger ? Il faut en profiter, Willy : la guerre n'est pas éternelle. Te rendes-tu compte ? Nous sommes les hommes les plus chanceux de toute l'histoire de l'humanité. Nous sommes nés à l'ère de l'aviation. Nous survolons le monde pour tuer nos ennemis. Peut-il exister quelque chose de plus passionnant ?
Tirer sur des cavaliers totalement démunis devant ce type d'attaque était très amusant, et particulièrement efficace. Un vrai massacre.
Après Verdun où mon ami Willy m'avait rejoint, je me retrouvais de nouveau en Russie, là où j'eu mon baptême du feu dans la cavalerie, au tout début de la guerre. Mais maintenant, au lieu de tirer au fusil sur des cosaques, je survolais tranquillement cet immense pays et ses forêts, savourant cet incroyable et apaisant spectacle.
Ils auraient mieux fait de faire comme nous, ces idiots. Nous serions comme Robin des bois et sa bande, dans la forêt de Sherwood.