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Critique de Creisifiction


Si V. démarre gentiment par les aventures d'un brave serin, Benny Profane, ancien matelot, désormais «travaillant au hasard de la route », et qui, de passage à Norfolk, État de Virginie, le soir de Noël 1955, «docile à ses impulsions sentimentales», eut envie de retourner se payer une bonne cuite à La Tombe du Marin, « vieux caboulot de son temps de mataf», ne vous méprenez surtout pas, cher lecteur, installez-vous bien, rajustez au besoin vos lunettes ou l'éclairage de la pièce où vous vous trouverez et..attachez vos ceintures!

Car ce tout premier noyau narratif à la tonalité délicieusement «melvillienne» ne tardera pas à être introduit par l'auteur dans une sorte de tunnel accélérateur de particules littéraires, provoquant des collisions retentissantes entre les genres les plus fondamentaux du roman, créant au passage des ondes de choc aspirant visiblement à isoler autant que faire se peut l'unité ultime de cette nébuleuse romanesque hautement radioactive: l'élément subatomique V. !

De Norfolk, Profane s'embarque au bout de quelques jours pour New York, entraînant dans son sillage Paola Maijstral, jeune barmaid qu'un des anciens copains de l'équipage du contre-torpilleur USS Scaffold retrouvés à La Tombe du Marin le soir de Noël, avait épousée et ramenée de son île natale, Malte.
Profane et Paola seront accueillis au sein de la Tierce des Paumés, groupe assemblant une faune d'artistes et d'intellectuels d'avant-garde new-yorkais et y rencontreront à l'occasion Herbert Stencil, fils d'un espion anglais disparu mystérieusement à Malte en 1919, au moment des révoltes de juin contre l'administration britannique.
Dans le journal intime laissé par son père, des propos énigmatiques autour de V. («Il y a plus derrière V. et dans V. qu'aucun de nous n'a jamais soupçonné») avaient précipité Stencil, dès 1945 et la fin de deuxième grande guerre, dans une quête éperdue, à travers l'Europe et jusqu'en Amérique, de tout indice susceptible de le conduire à pénétrer l'épais mystère autour de V. et de son lien avec la disparition de son père.

Impossible de résumer ce qui se déroulera par la suite dans cet ovni littéraire pan-genré qu'on pourrait volontiers comparer à un immense miroir télescopique orienté vers l'imaginaire occidental contemporain, cherchant à le traduire et à le transcrire en de sinueuses longueurs d'onde fictionnelles allant du visible à l'infrarouge. Et qui, encore de nos jours, à bientôt une soixantaine d'années de sa publication reste d'une actualité absolument renversante!

Plus de 150 personnages nommés, un espace-temps fait d'aller-retour constants, "yo-yotisé" en époques et en décors très divers (L'Egypte, durant la crise de Fachoda - incident diplomatique entre la France au Royaume-Uni à la fin du XIXème siècle ; puis dans une Florence souterraine, hantée par des complots politiques, par l'espionnage international et par un banditisme de haut vol, dont un projet mirobolant de soustraire la (V)énus de Botticelli aux Offices ; en l'Afrique du Sud, au moment du génocide atroce des hereros en 1922 ; dans le New-York beatnik survolté du milieu des années cinquante, ou bien à Malte, où britanniques et américains stationnent en pleine crise de Suez, en 1956...). D'une créativité et d'une originalité époustouflantes, composé d'une somme faramineuse d'éléments historiques et de connaissances dans les domaines les plus divers, d'une richesse sémantique spectaculaire (bravo à Minnie Danzas pour cette superbe traduction française !), visionnaire à multiples titres (la dictature de l'apparence et de la chirurgie esthétique, la robotique et le transhumanisme, ou encore la mercantilisation néo-libérale envahissante, transformant peu à peu «le vif en l'inanimé », les êtres et les pratiques humaines en marchandises codifiées et interchangeables...). Bref, V. risque de donner le tournis, et de nous mettre ko, sur le tapis !
Ce n'est pas bien-sûr, vous l'aurez peut-être déjà compris, un roman qu'on dévore, mais plutôt un roman qui dévore son lecteur.

Faux roman d'espionnage, faux roman d'idées politique, pseudo-roman mystique, à la fois satire féroce et récit poignant de la fureur destructrice qui traverse le siècle, déjouant avec application tout effort du lecteur à saisir complètement et de manière univoque les enjeux de son intrigue -«la sinistre logique qui semble ordonner les évènements»-, V. est un piège littéraire très efficace qui se referme progressivement et finit la plupart du temps par assujettir ses lecteurs, grâce à un étrange pouvoir machiavélique de persuasion... À en croire des témoignages, un certain nombre parmi ceux-ci, complètement à bout de nerfs, arriveraient toutefois à s'en défaire tant bien que mal avant terme, non sans avoir parfois parcouru préalablement quelques centaines de pages (390 pages (!) dans un cas extrême porté à ma connaissance) et souvent après moult hésitations et regrets...

Amis lecteurs, ce livre aux pouvoirs méphitiques peut donc vous être fortement déconseillé.
Notamment, dirais-je, à ceux qui se savent d'emblée rétifs à toute rencontre en littérature entre le baroque et le fractal, ou encore à l'exercice de style, largement pratiqués ici. J'insiste, car malgré toutes les précautions qu'on pourra adopter avant d'éventuellement l'ouvrir, ce livre risquera toujours de vous coller fortement à la peau et à l'esprit.
Comment expliquer, autrement, qu'un roman ainsi constitué, fourni à plus de 600 pages bien tassées, classé dès le départ comme une oeuvre «post-moderne», ambitieuse, exigeante, étant premier opus d'un auteur inconnu de 26 ans qui, de surcroît, refusait de se faire connaître et d'en faire la moindre promotion, se soit écoulé au moment de sa parution à près d'un million d'exemplaires ?
Des années plus tard, et après avoir subi une campagne de traque particulièrement sauvage de la part des grands médias et de paparazzis de tous bords, Thomas Pynchon, concédant enfin à accorder au compte-gouttes quelques interviews afin de faire baisser de temps en temps la pression, reviendra lors d'une de ses interviews, donnée en 2008, sur le succès commercial inexpliqué de V. : «Il est d'ailleurs étonnant de voir à quel point la détestation du marketing dans laquelle je me tiens ressemble fort à une communication réussie. Sans bouger le petit doigt médiatiquement parlant, j'ai l'impression de susciter autant d'envie et d'interrogations que si j'avais un équipe entière de spin doctors pour travailler à mon image : ça en dit long sur la compétence des communicants ! Enfin, je me comprends... »

Depuis 1963, date de la première édition de V., des millions de lecteurs à travers le monde n'auront cessé de se demander ce qui se cache derrière V. Les indices étant multiples, le nombre d'hypothèses qui en découlent n'est pas aisé à répertorier : initiales d'une femme, d'une contrée inexplorée, d'une formule hermétique, d'une arme fatale.. ? Nombreux sont les personnages féminins de V. dont le nom commence par la lettre «v» (Victoria, Veronica, Viola, Vera...), de lieux géographiques, réels ou mythiques (La Valette, le Venezuela, Vheissu...). Quelle serait sa nature : être animé, chose inanimée (les armes V de Hitler, les «Vergeltungswaffen», par exemple), fait concret ou abstraction?
Absolument aucun indice, fourni séparément, aucune hypothèse isolée avancée par le récit ne réussiront à embrasser la totalité de ce qui se cacherait derrière V. Aucune des pistes, en revanche, ne sera non plus totalement exclue d'y jouer un rôle important, complémentaire ou accessoire.

Ainsi, V. serait plutôt à l'origine d'un système signifiant étendu, d'un «pays de coïncidences régi par le gouvernement du mythe». Son sens ne cessera de glisser et de polariser les forces en jeu dans la construction de l'intrigue, sans que l'on puisse l'enfermer dans une définition unique et réductrice.

Ce qui l'intéresse en littérature, precise Pynchon ce n'est pas tant la réalité, qui «n'est que l'écume des choses». "Je travaille quant à moi, poursuit-il, sur la tectonique de l'inconscient collectif, les temps géologiques de la modernité».

V. constituerait donc en quelque sorte un point névralgique permettant, par un tour de passe-passe littéraire, à la fois d'ouvrir le réservoir et de faire émerger cette matière fossile collective, à l'état brut, tout en l'ordonnant sans pour autant l'enfermer complètement dans une signification univoque. (Ce à quoi l'homme paraît s'entêter depuis toujours, cherchant, pour le meilleur et pour le pire, à accorder un sens hiérarchique et rassurant au monde qui l'entoure, et susceptible de justifier aussi, individuellement ou collectivement, ce qu'il peut y avoir à la fois de plus noble et de plus terrifiant derrière ses pensées ou ses actes!!!). Les délires interprétatifs paranoïaques et les théories du complot en sont de belles illustrations de ce phénomène.
Toujours selon Pynchon : «La paranoïa est le mode d'accès le plus gratifiant à la réalité, la théorie à minima de la réalité, c'est pour cela qu'elle a autant de succès chez les schizophrènes et les hommes politiques.»

V. pourrait également occuper à un autre niveau d'analyse (pas moins farfelu pour autant, direz-vous peut-être ! - si jamais vous me lisiez encore à ce stade...) une position assimilable à ce que, cet aujourd'hui quasi-excommunié et, il est vrai, souvent abscons, Jacques Lacan, avait autrefois appelé le « signifiant maître » du langage («Le Nom-du-Père ») : signifiant nodal autour duquel tous les autres signifiants de la langue s'organiseraient, clé de voûte de l'ordre symbolique du langage et, par conséquent, de la pensée que ce dernier est censé conditionner et structurer, car, toujours d'après Lacan, le langage structure la pensée, et non l'inverse ...

[ En vous priant de m'excuser pour la digression, je ne peux pas m'empêcher en l'occurrence, dans une association totalement libre d'idées, de me dire que le personnage de Herbert Stencil reçoit V. en héritage de son père, parmi les traces laissées par ce dernier, "disparu" (son journal intime), qu'il essayera obsessionnellement de remonter tout au long du roman. D'autre part, le mot «stencil» signifie à la base «papier paraffiné servant à reproduire la copie d'un modèle»... !!].

Enfin, quant à la force dynamique faisant tourner l'Univers, et à la temporalité réglant le cours de l'Histoire, ces dernières sembleraient pouvoir être tout à fait assimilées à celles d'un....yo-yo !!
«Flip-flop», «set-reset», «cool-dingue», «vif-inanimé», «gloire-décadence», ou par exemple, la société Yoyodyne, empire industriel spécialisé dans la fabrication de toupies-gyroscopes s'étant orienté par la suite vers les équipements militaires de contrôle et de guidage au sol (!), font partie des nombreuses références "yoyotiques" qui traversent le roman. Certains passages de V. renvoient par ailleurs ouvertement à l'hypothèse selon laquelle, depuis la nuit des temps et en attendant que le soleil s'éteigne, l'humanité, plutôt que d'avancer sur le modèle d'une «spiralité historique» ne fait, en réalité, que du surplace...!
C'est ainsi aussi que le «galvaudage» préféré de la bande de beatniks de la Tierce des Paumés, sera le «yo-yoting », jeu d'endurance consistant à faire le plus grand nombre de fois possible, en métro et en état de totale ébriété, le parcours aller-retour, de haut en bas, de la ville de New York, le règlement stipulant qu'il faut néanmoins pouvoir «se réveiller au moins une fois par trajet»!

«Si l'on observe de biais une planète oscillant dans son orbite, si on fend le soleil en deux à l'aide d'un miroir et qu'on imagine une ficelle dans l'espace, l'ensemble évoque un yo-yo. le point le plus éloigné du soleil s'appelle l'aphélie. le point le plus éloigné de la main actionnant le yo-yo s'appelle, par analogie, l'apochéirie.

V.'oilà, V. est à mon sens une v.'éritable expérience intégrale de lecture, difficilement explicable! Destinée de préférence, donc, à un lectorat a priori disposé à se laisser égarer sans trop rechigner dans ses dédales somptueusement yoyotés, à la fois vertigineux et sublimes, souvent aussi érudits que, in fine, déjantés.

À des lecteurs, pourquoi pas, un petit peu, eux aussi, jocrisses sur les bords, capables à l'image de certains de ses personnages, de se dire tranquillement en lisant et relisant une séquence que, finalement, peu importe s'il s'agit de «souvenir, cauchemar, récit ou divagation».
Ou, à l'occasion, d'aller caresser certain chat sans se sentir pour autant obligé de savoir avec certitude s'il est là ou pas là, voire les deux en même temps!

Qui peut le savoir ? Qui pourrait prétendre tout savoir? Ne serait-il possible, comme affirmait encore une fois ce fou de Lacan dans l'un de ses plus mémorables jeux de mots, que justement les «Non-Dupes Errent»?

:-)

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