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Citations sur Qu'est-ce que la philosophie indienne ? (4)

Abhinavagupta décrit le pouvoir de māyā par lequel [le soi] en vient à se prendre pour un sujet spatio-temporellement limité comme sa capacité à nier sa propre luminosité alors même qu’elle est pleinement manifeste […]. [Selon les śivaïtes,] manifestation et voilement de soi ne sont […] que les aspects complémentaires, ou l’éternelle pulsation, du dynamisme conscient qui constitue toute réalité. Cette capacité de la conscience à voiler ludiquement sa propre essence pourtant manifeste est éminemment paradoxale — elle accomplit « l’extraordinairement difficile », répètent les textes sivaïtes — mais n’en est pas moins tout à fait familière : chacun use de ce pouvoir dans les circonstances les plus ordinaires, car dans la distraction, dans la rêverie ou dans le jeu (celui des enfants, mais aussi celui des adultes qui se laissent prendre à la fiction du théâtre par exemple), la conscience ignore délibérément ce qu’elle sait. Ce pouvoir prodigieux et banal […] n’est pas une propriété adventice de la conscience : il est sa nature même. Selon les śivaïtes, en effet, les philosophes brahmaniques et leurs adversaires bouddhistes partagent une erreur qui fausse d’emblée la discussion sur le soi, lorsqu’ils postulent que celui-ci, fondement de l’identité, doit avoir une nature immuable et donc statique. Le soi se caractérise bien plutôt par une infinie plasticité qu’Abhinavagupta présente comme « le fait de ne pas reposer seulement dans une adéquation exclusive à soi » : dans ce système, être soi-même, ce n’est pas être confiné à « être seulement soi », et […] ce n’est pas en cherchant à renoncer au monde phénoménal, mais en cultivant les expériences ordinaires dans lesquelles se révèle cette liberté souveraine de la conscience, que l’individu souffrant peut recouvrer la pleine conscience de son identité.
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Mais que signifie au juste l’assertion selon laquelle le temps est pouvoir plutôt que substance ? Parler du temps comme d’un pouvoir, c’est d’abord admettre qu’il n’a pas d’existence indépendante de ce qui le possède — le pouvoir de brûler, par exemple, n’existe pas sans un substrat tel que le feu. Mais c’est aussi suggérer que ce qui le possède n’en est pas non plus entièrement distinct, puisque cette possession contribue à le définir : que serait un feu dépourvu de la capacité à brûler ? Un pouvoir et son substrat ne sont donc pas fondamentalement distincts l’un de l’autre, même si on peut les penser comme différents aspects d’une même réalité. Or, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, le temps est le pouvoir de la réalité suprême. Bhartṛhari désigne celle-ci comme le bhraman, tandis que les śivaïtes non dualistes y voient la conscience infinie de Śiva ; mais tous considèrent que cette réalité suprême, bien que fondamentalement une, exerce un pouvoir lui permettant de se manifester sous des formes infiniment diverses dans lesquelles elle ne s’épuise pas (une idée contraire aux principes de l’advaita vedānta, selon qui le bhraman ne peut réellement disposer d’aucun pouvoir, car ce dynamisme ruinerait son immutabilité). Le temps, selon Bhartṛhari et les śivaïtes non dualistes, est précisément la capacité qu’a le réel un à apparaître comme séquentiel et donc morcelé (les śivaïtes rapportent d’ailleurs le mot sanskrit qui signifie « temps », kāla, à la racine verbale KAL- pour autant qu’elle peut signifier « diviser »). Il faut donc, dans cette perspective, distinguer le temps comme pouvoir de morceler la manifestation du réel un, et ce que nous appelons également « temps », mais qui n’est en fait que le produit de ce pouvoir. Le temps au second sens est constitué par la succession et la simultanéité (autrement dit, par le fait que les événements se produisent ensemble ou non, la succession et son absence étant l’élément commun à toutes les actions grâce auquel on peut mesurer toute action par une autre) ; mais ce temps qui caractérise l’existence empirique n’est que l’effet de ce qui constitue le temps au sens strict du terme, à savoir le « pouvoir du temps » (kālaśakti, un mot composé qu’il faut comprendre littéralement comme le « pouvoir qu’est le temps »). Ce dernier transcende à la fois succession et simultanéité parce qu’il en est la source, et échappe donc à toute limitation temporelle, de même que, selon le śivaïte Jayaratha, le feu possède le pouvoir de brûler sans être lui-même affecté de brûlures.
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Selon Bhāsarvajňa, Dieu a agencé l’univers jusqu’en ses moindres et plus triviaux détails pour permettre les nuances les plus subtiles de cette expérience rétributive. Il prend au mot la boutade du bouddhiste Prajňākaragupta raillant l’idée que l’univers résulte d’un dessein : « dans quel but [le créateur doué de réflexion] a-t-il [donc] fait les crottes de bique rondes ? » Bhāsarvajňa répond que, dans ce cas comme dans celui de tous les autres éléments de la création divine, « le plaisir et la douleur » singuliers résultant pour l’animal de cette forme spécifique constituent sa raison d’être – qu’il s’agisse de paons, de croissants de lune ou de réalités considérablement moins élégantes, Dieu a pensé le monde comme une vaste machine à produire désir et douleur.
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Comme l’a mémorablement suggéré Jean-Pierre Vernant, qui ne croyait pas au miracle grec, ce n’est pas simplement que la philosophie soit née de la pratique désormais entièrement publique d’une parole argumentée, le logos prenant en quelque façon « conscience de lui-même à travers sa fonction politique » ; c’est aussi et surtout qu’à peine née, elle questionne un univers physique apparaissant comme la transposition, la « projection » du cosmos politique réglé par l’isonomia, « l’égale participation de tous à l’exercice du pouvoir ». La philosophie présuppose donc d’emblée une « analogie de structure entre l’espace institutionnel dans lequel s’exprime le cosmos humain et l’espace physique dans lequel les Milésiens projettent le cosmos naturel ». […]
L’Inde n’a rien connu de comparable. Comme on l’a souvent noté, la naissance de la philosophie ne saurait y être solidarisée d’aucune innovation politique. De plus, si son avènement peut être situé entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère, il ne paraît lié à aucun foyer géographique précis.
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