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Critique de michfred


Quand on regarde un tableau , la première chose qu'on voit, c'est le sujet. Un paysage, un portrait, une scène de genre., une nature morte. Et puis entre les formes reconnaissables se dessinent des espaces: le négatif du tableau. De leur disposition, de leur découpe naissent d'autres formes.

Ces espaces négatifs permettent la circulation de la couleur, de l'énergie, ils sont comme un sous-texte dans un récit: ils indiquent des sens, révèlent des tensions. Ils sont les médiateurs d'une émotion nouvelle, plus secrète, plus lente à découvrir.

"Dites aux loups que je suis chez moi" est un révélateur d'espaces négatifs.

Un espace que l’œil met du temps à "voir", comme le découvre June, la jeune narratrice en feuilletant un carnet de croquis de son oncle Finn, un peintre célèbre, mort du SIDA:

"J'ai continué à tourner les pages. Je suis arrivée à un croquis où l'espace entre nous avait été noirci. L'espace négatif. C'est ainsi que l'appelait Finn. Il essayait toujours de me faire comprendre l'espace négatif. (...) Sur ce croquis, Finn avait colorié l'espace négatif et j'ai vu qu'il formait une sorte de tête de chien. Ou plutôt non, évidemment, c'était une tête de loup, tournée vers le ciel, la gueule ouverte en train de hurler. Ce n'était pas visible immédiatement. L'espace négatif était un peu comme les constellations. Le genre de choses sur lesquelles on doit attirer notre attention."

June a reçu de Finn, son oncle bien aimé- trop aimé?- un magnifique portrait d'elle et de sa sœur, Greta, mystérieusement appelé "Dites aux loups que je suis chez moi". Finn meurt du sida au début du roman, et, comme la femme du peintre dans la nouvelle d'Edgar Allan Poe, il met dans l'achèvement de son tableau ses dernières forces.


Ce portrait va devenir l'instrument d'une médiation entre le mort et l'adolescente, bien sûr, mais aussi entre les trois femmes de la famille, la mère et les deux sœurs, séparées par le chagrin et les malentendus, et qui vont le couvrir subrepticement de graffitis, comme un dialogue secret entre des êtres qui ne se parlent plus vraiment.

Le tableau va aussi guider June vers Toby, le grand amour de son oncle, lui aussi malade du sida.

Toby et le tableau de Finn vont apprendre à June à reconnaître qui elle est, qui elle aime et comment elle aime, vont, enfin, opérer de lentes retrouvailles entre les deux sœurs et resserrer les liens d'un clan, distendus et faussés par les préjugés, les jalousies et la peur. Celle d'aimer, celle de ne plus être aimé, celle de mal aimer. Et celle de la maladie.

Faire découvrir à June" les loups qui vivaient dans l'obscurité de son cœur"...lui apprendre à "voir" en elle et dans les autres...

Ce roman étonnamment profond et mature-l'auteure est une toute jeune femme- se passe au milieu des années 80, en pleine méconnaissance de la maladie, en pleine phobie, et juste avant la découverte de l'AZT qui allait sauver les malades, bien avant les tri-thérapies qui leur permettraient de vivre avec leur virus.

La famille de June est une famille évoluée, intelligente, tolérante...l'homosexualité de Finn ne fait aucun problème pour eux, mais la contamination est une hantise, elle est vécue comme un assassinat prémédité dans le cas de Toby, l'amant du peintre qui aurait "tué" Finn ...

Dans un style ferme, juste, toujours au service d'une pensée pertinente et sortant des sentiers battus, ce roman très émouvant bouleverse sans pour autant tirer sur la corde sensible, il offre des grilles de lecture multiples, fait réfléchir, bref, il m'a complètement séduite.

J'ajoute qu'il m'a aussi bouleversée: l'enterrement de Finn et l'anathème jeté sur son petit ami par la famille m'a fait revivre un enterrement terrible, dans le déni et le mensonge: celui de mon meilleur ami, homosexuel et mort du sida, lui aussi, au début des années 90: la chape de plomb familiale , l'omerta sur sa maladie et sur sa vie sexuelle et sentimentale était pour nous, ses amis, une seconde mort. Celui qui était le maître de nos fêtes, l'ordonnateur de nos spectacles, le penseur ironique et cultivé qui stimulait nos lectures et nos sorties a été incinéré sans un mot pour ce qu'il était, aimait, croyait...Sept années après la mort de Finn, en France..En fin de compte, l'injustice de la famille de June à l'égard de Toby est moins horrible que ce déni absolu du mort lui-même.Le sida a été un révélateur d'espaces négatifs dans le mauvais sens du terme...

Carol Rifka Brunt a quelque chose de Donna Tartt, de Salinger et de Harper Lee, mais en même temps elle est profondément elle-même. Je suis sûre qu'on entendra parler d'elle et qu'elle nous réserve d'autres belles surprises...

Un grand merci à Babelio- Masse critique et aux éditions Buchet Chastel pour cette découverte d'une auteure, d'un livre et d'un" regard" également originaux et prometteurs!
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