AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Archesilas


Pourquoi notre réaction face à la crise climatique est-elle aussi décevante, aussi bien individuellement que collectivement ? Sans être particulièrement optimiste sur l'humanité, on aurait tout de même pu s'attendre à ce que la connaissance des effets néfastes durables de notre mode de vie sur l'environnement suscite une réaction plus vive et raisonnable que celle que nous voyons aujourd'hui. Comment expliquer cette déception ?

L'ouvrage récent de Thierry Ripoll, Pourquoi je prends ma douche trois minutes de trop, apporte des réponses convaincantes à ce problème. Thierry Ripoll est un psychologue cognitiviste qui fait d'excellentes synthèses des connaissances existantes pour donner une vision synoptique d'un sujet ; j'avais adoré son livre sur l'origine des croyances, Pourquoi croit-on ?, sorti en 2020, le meilleur du genre. Ici, il s'interroge sur les causes de notre difficulté à mettre en conformité notre comportement à ce que nous savons que nous devrions faire.


La thèse de Ripoll est facile à résumer : si notre réaction face à la crise climatique en cours est si décevante, c'est parce que notre cerveau ancestral, façonné il y a 200 000 ans, n'est pas bien adapté à gérer les enjeux de la crise climatique. Notre cerveau est formidable pour affronter toute sorte de problèmes ; l'histoire de la civilisation en témoigne ; inutile d'énumérer tous les accomplissements de l'esprit humain pour le prouver. Mais il serait erroné de croire que notre intelligence peut se plier indifféremment à n'importe quel problème ; on dit parfois que nous possédons une intelligence générale, mais c'est faux ; comme tous les animaux, notre intelligence est fortement spécialisée : les résultats expérimentaux de la psychologie cognitive de ces dernières dizaines d'années ont ainsi amplement démontré que nous résolvons beaucoup plus facilement un problème formulé concrètement, constitué d'objets et d'enjeux correspondant à la vie pratique, qu'un problème formellement identique, mais dont la formulation, quoique parfaitement claire, est plus abstraite et éloignée de la vie pratique. Les problèmes affrontés par l'homme n'ont donc pas la même facilité ou difficulté de résolution selon la présence ou non de certaines caractéristiques auxquelles notre cerveau n'est pas bien équipé pour y répondre. Malheureusement pour nous, la crise climatique présente un grand nombre de ces caractéristiques qui génèrent une résistance de notre esprit. Ripoll fait un excellent travail de présentation, même si certains passages, par souci de pédagogie, sont forcément un peu redondants pour quelqu'un qui est accoutumé à lire de la psychologie cognitive. Je fais ici une synthèse de la synthèse à ma manière et en y adjoignant des réflexions personnelles.

Qu'est-ce qui ne va pas avec notre cerveau ?

Manque d'impact émotionnel des informations formelles et quantitatives

Le décalage entre la conscience des enjeux climatique et la faiblesse de notre réaction provient d'abord d'une difficulté à réellement prendre conscience de la gravité et de l'étendue du problème. Même si le manque d'éducation, le manque d'informations et la diffusion de théories climatosceptiques jouent certainement un rôle important dans la faiblesse de la prise de conscience collective, l'explication ne saurait s'arrêter là : ça fait maintenant des années qu'on entend régulièrement, et à peu près partout, que la crise climatique nous menace et que les conséquences seront désastreuses si nous n'ajustons pas notre comportement. Si nous peinons tant à prendre conscience des enjeux, c'est, selon Thierry Ripoll, du fait de notre incapacité cognitive à comprendre au sens fort la réalité des informations formelles et quantitatives qui nous sont communiquées.

Nous arrivons sans peine à comprendre l'écart important qui sépare 10 pommes de 100 pommes, mais nous ne cernons pas bien la différence qui sépare 10 milliards de pommes de 100 milliards de pommes ; de même, nous lisons sans trop comprendre les chiffres, trop abstraits pour notre cerveau des émissions, des émissions de CO₂: nous avons émis 40 milliard de CO dans l'atmosphère en 2021 — qu'est-ce que ça représente ? Impossible de se le figurer. Tous ces chiffres qu'on nous serine — 26 000 espèces disparaissent chaque année ; 1 milliards d'habitants des régions côtières menacées par l'élévation des eaux d'ici 2050 ; l'Amazonie a perdu 70 millions d'hectares de forêts en 34 ans ; 1kg de viande de boeuf génère l'équivalent de 27kg de gaz à effet de serre sachant qu'on en consomme environ 62 millions de tonnes par an dans le monde ; la pollution atmosphérique tue en France 40 000 personnes par an — tous ces chiffres sont lus, compris abstraitement, mais pas compris, au sens d'une saisie de l'esprit avec une véritable prise de conscience, avec un impact émotionnel. On peine à intérioriser ces chiffres, à en saisir la véritable portée, à leur associer une émotion, un peu comme nous peinons à avoir un profond sentiment d'empathie quand nous apprenons que 25 000 personnes meurent de faim tous les jours, alors que nous sommes bouleversés quand nous voyons de nos propres yeux la douleur d'un enfant que nous croisons dans la rue. Or, cela est un problème important, car les affects sont nécessaires à la prise de décision et à l'action. Des informations interprétées sans que leurs conséquences soient réellement senties n'incitent pas à changer d'attitude.

Aveuglement du plaisir

Le plaisir est un parfait exemple de mécanisme qui était bien adapté pour favoriser notre survie et notre reproduction dans notre environnement originel, mais qui se retourne contre notre intérêt aujourd'hui à cause de la transformation rapide et radicale de notre environnement. le plaisir, comme la douleur, permet de guider le comportement des organismes : en ressentant du plaisir lors de l'acte sexuel, en mangeant du gras et du sucre, en écoutant le dernier ragot circulant dans le village, en ressentant de la douleur en nous blessant le genou, en touchant du feu, le chasseur-cueilleur du paléolithique que nous étions était très bien guidé pour faire ce qui était bon pour lui et ses gènes. Mais — pour reprendre l'exemple le plus simple et le plus souvent donné — dans un environnement moderne où le sucre et le gras sont surabondants, ces signaux ne peuvent plus correctement jouer leur rôle : ce qui fait notre plaisir (se gaver de chocolat, léchouiller un os à moelle…) fait en réalité notre malheur (obésité, addiction, maladie cardiovasculaire…) : ce qui était adaptatif il y a 200 000 ans ne l'est plus aujourd'hui. La même logique s'applique à propos de la crise climatique. Nous sommes programmés pour ressentir du plaisir lorsque nous accroissons nos ressources, lorsque nous consommons davantage ; mais cette tendance naturelle à l'augmentation des ressources et de la consommation n'est aujourd'hui plus adaptative, puisqu'elle produit du CO₂et requiert des ressources fossiles. de la même manière qu'il est particulièrement difficile de renoncer à se priver du sucre, du gras, des ragots et du porno parce que nous sommes câblés pour les rechercher, il nous est difficile de renoncer à l'accroissement de produits polluants mais plaisants.

Myopie temporelle

Notre cerveau a évolué pour favoriser le court terme sur le long terme dans ses prises de décision. Même si nous essayons davantage que les autres animaux de prendre en compte notre intérêt futur en prenant des décisions, nous sommes biaisés en faveur des satisfactions les plus proches temporellement : c'est normal, un homme du Paléolithique n'avait pas beaucoup d'intérêt à s'occuper du temps éloigné. Dès que nous hésitons entre plusieurs choix qui impliquent des coûts et des bénéfices différents selon l'échelle de temps adopté, notre cerveau semble nous crier « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ! ». À cause de cette impatience temporelle, nos choix sont souvent mal optimisés et irrationnels si on prend en compte notre intérêt sur le long terme. Les effets néfastes lointains du tabac, du sucre, de l'alcool paraissent peu dissuasifs par rapport à la satisfaction intense et immédiate qu'ils promettent. Nous savons à quel point il est difficile d'épargner une somme d'argent acquise, de l'investir pour l'avenir afin de multiplier les gains, au lieu de dépenser cet argent pour satisfaire immédiatement nos désirs. Je suis le premier à acheter au prix fort un jeu PS5 qui vient de sortir (79€ hélas…) en sachant que je pourrais l'obtenir pour 30€ de moins quelques mois plus tard avec des mises à jour améliorant l'expérience de jeu. Dans ces conditions, il n'est guère étonnant qu'il nous soit difficile de faire les gestes écologiques nécessitant de renoncer à notre confort matériel immédiat pour préserver notre intérêt futur, surtout quand nous sommes déjà âgés et que nous savons que les effets néfastes de notre comportement ne nous toucheront pas directement. Les nouvelles générations se démerderont comme elles le pourront !

Tapis-roulant hédoniste

Passé un certain seuil, le confort matériel n'apporte plus de satisfaction durable : nous sommes durablement plus heureux lorsque nous avons un foyer chauffé en hiver et quand nous avons de quoi manger et boire tous les jours, mais la satisfaction d'avoir une TV 4K et un lit king-size s'émousse rapidement. Par conséquent, pour retrouver du plaisir, il faut encore accroître ce confort matériel : passer à une TV8K, s'acheter le dernier matelas révolutionnaire à mémoire de forme — sans cesse consommer davantage, et utiliser davantage de ressources, pour retrouver la petite jubilation générée par l'amélioration de son confort. Courir sur ce tapis-roulant hédonique ne serait qu'une manière comme une autre d'échouer à atteindre le bonheur, si cette poursuite n'entraînait pas avec elle le désir de consommer toujours davantage, nous faisant ainsi accroître toujours plus notre empreinte carbone.

L'aversion à la perte

Se contenter de notre confort matériel actuel et renoncer à l'améliorer est très difficile, mais il est encore plus difficile de régresser et perdre notre niveau de confort, alors que c'est ce que la plupart des citoyens des pays développés devraient faire pour s'aligner avec les objectifs de réduction du dérèglement climatique. Nous sommes plus malheureux de perdre 100 euros que de gagner 100 euros ; ou, comme le dit l'ancien champion de tennis Jimmy Connors cité par Ripoll : « Je déteste perdre davantage que j'aime gagner ». Toutes les mesures politiques qui conduiront à un sentiment de régression du niveau de vie seront forcément impopulaires ; or, les mesures écologiques efficaces sont presque toujours associées à un sentiment de réduction : moins d'avion, de voiture, de vêtements, de viande, etc.

Compétition intraspécifique

Du point de vue de l'évolution darwinienne, il y a deux sortes de compétition : la compétition interspécifique et la compétition intraspécifique. La compétition interspécifique est largement gagnée par l'homme : nous sommes bien plus efficaces — trop même — à survivre et à nous reproduire que les autres espèces partageant notre environnement. Mais la compétition intraspécifique, elle, n'a jamais cessé de faire rage ; nous nous réjouissons guère d'être une espèce supérieure aux autres, car ce que nous voulons par-dessus tout, c'est d'être supérieur aux autres membres de notre espèce. Parce que nous sommes des animaux sociaux, la compétition intraspécifique se mesure essentiellement par notre statut social. Plus notre statut social est élevé, plus nos chances de survie et de reproduction sont élevées ; c'était vrai il y a 200 000 ans, ça l'est encore aujourd'hui : il y a une corrélation incontestable entre le statut social, l'espérance de vie, et le pouvoir de séduction de l'individu. C'est d'ailleurs la même hormone, la testostérone, qui nous conduit à affirmer notre statut social (surtout lorsque celui-ci est menacé) et à susciter notre désir sexuel. Déterminés par notre testostérone et les règles évolutives de la compétition intraspécifique à participer à une course à l'échalote infinie, nous inclinons à signaler par tous les moyens matériels possible notre domination sociale : porter une Rolex, avoir systématiquement le dernier Iphone, habiter dans un 220m2, rouler dans une Ferrari, se régaler de caviar et de foie gras, partir régulièrement à l'autre bout du monde en logeant dans des hôtels prestigieux — autant de formes de consommation ostentatoire nous permettant de nous sentir supérieurs aux autres tout en nuisant à l'intérêt général sur le long terme.

L'altruisme paroissial

Il est tout aussi réducteur d'affirmer que l'homme est un être essentiellement égoïste que de dire qu'il est fondamentalement altruiste ; cette antinomie opposant l'homme bon et l'homme mauvais, Hobbes et Rousseau, doit être dépassée au profit de la notion d'altruisme paroissial. L'altruisme paroissial est l'expression consacrée pour désigner la tendance à être coopératif avec les membres de son groupe et hostile à l'égard des groupes étrangers, une stratégie qui peut paraître aberrante à l'échelle individuelle, mais qui est bénéfique pour le groupe auquel on appartient. C'est parce que nous sommes une espèce animée par l'altruisme paroissial que nous pouvons observer fréquemment un tel décalage dans le traitement des autres selon son statut par rapport au groupe : nous sommes prêt à donner de notre personne, parfois jusqu'au sacrifice, pour aider quelqu'un de notre groupe, mais nous manifestons également une indifférence remarquable qui confine souvent à l'hostilité vis-à-vis des membres des autres groupes que le nôtre. Nous sommes altruistes avec tous ceux qui sont comme nous, avec nous ; nous sommes égoïstes, voire hostiles, avec tous ceux qui sont comme « eux », avec eux. Toute l'histoire de l'humanité est une illustration de cet altruisme paroissial : les conflits internationaux, les difficultés presque insurmontables à préserver la paix entre des civilisations différentes, dérivent de cette tendance à coopérer avec les membres de notre groupe pour mieux triompher des autres groupes.

À cause de l'altruisme paroissial, nous peinons à mettre de côté notre préférence naturelle pour l'intérêt national, alors qu'il est absolument indispensable que tous les Etats coopèrent ensemble et respectent des normes communes pour endiguer la crise climatique en cours. Comment, dès lors, réussir à donner un véritable pouvoir souverain aux instances internationales ? Comment faire accepter dans l'opinion publique, sujette à l'altruisme paroissial, la nécessité que les Etats nationaux soient assujettis à des normes internationales ?

Mais alors, que faut-il faire ?

Prendre conscience des failles de notre cerveau

La connaissance de nos biais et de leur danger peut certainement aider à réaliser qu'il faut se méfier de nos inclinations spontanées et encourager une résistance à leur égard. Toutefois, la connaissance de nos faiblesses et de leurs causes ne permet pas pour autant de s'en affranchir automatiquement : un jaloux peut parfaitement comprendre les mécanismes de la jalousie et se laisser emporter par la jalousie malgré tout ; savoir que l'on participe sans s'en rendre compte à une compétition intraspécifique déterminée par notre niveau de testostérone en désirant consommer des produits valorisés socialement ne nous émancipera pas miraculeusement de notre désir de consommation.

Améliorer notre cerveau

Puisque notre cerveau ancestral est mal câblé pour répondre aux problèmes de notre environnement contemporain, pourquoi ne pas actualiser notre cerveau ? Ripoll rejette sardoniquement cette possibilité qu'il juge farfelue ; mais pour ma part, je n'exclus pas que le recours à des modifications de notre cerveau pour en corriger les biais, ou que l'utilisation d'intelligences artificielles qui n'ont pas les vices de notre cerveau ancestral, puissent être des réponses pertinentes. Cependant, puisque cette possibilité repose trop sur des conjectures et pose de nombreuses difficultés, il serait peu raisonnable de compter là-dessus.

Mettre en place une législation contraignante qui nous empêche de céder à nos tendances délétères pour la planète

Puisque nous peinons à réguler nous-même notre comportement, nous devons, comme nous l'avons toujours fait, faire appel à la loi. Nous ne comptons pas sur la bonne volonté désintéressée des contribuables pour faire don de leur surplus de revenus à la communauté ; nous les forçons, nous les contrôlons. Une législation bien faite permettrait aux citoyens imparfaits que nous sommes d'être conduit à adopter le comportement le plus juste et rationnel pour l'avenir de l'humanité et de la planète. On pourrait appliquer ce fameux passage de Kant au problème de la crise climatique :

« le problème de la constitution d'un État peut être résolu, même, si étrange que cela semble, pour un peuple de démons (pourvu qu'ils soient doués d'intelligence) ; et voici comment il peut être posé : « Ordonner de telle sorte une multitude d'êtres raisonnables, qui tous désirent pour leur conservation des lois universelles, mais dont chacun est enclin à s'en excepter soi-même secrètement, et leur donner une telle constitution, que, malgré l'antagonisme élevé entre eux par leurs penchants personnels, ces penchants se fassent si bien obstacle les uns aux autres que, dans la conduite publique, l'effet soit le même que si ces mauvaises dispositions n'existaient pas. » — Kant, Métaphysique des moeurs

Concrètement, Rippoll propose de mettre en place une limite d'émission de CO₂ par personne ou par foyer. Pour endiguer au mieux les effets du dérèglement climatique, il faudrait que les citoyens n'émettent pas plus de 1,6 tonne de CO₂ par an. Actuellement, les Américains émettent en moyennes 14 tonnes de CO₂ par an et les Français 7. (Il existe un site internet du gouvernement, plutôt bien fait, pour avoir une estimation de la quantité de CO₂ émis pendant l'année : https://nosgestesclimat.fr ). On pourrait imaginer que l'Etat puisse mettre en place une législation qui oblige progressivement tous les citoyens à se conformer à cet objectif de limitation de la quantité de CO₂ , d'abord en mettant en place des taxes et des pénalités pour dissuader les citoyens de dépasser la limite, puis en interdisant carrément certains achats et services en cas de dépassement. Si on échelonne l'objectif à atteindre sur plusieurs années (5 tonnes en 2025 ; 3 tonnes en 2027 ; 1,6 tonne en 2030), et qu'on propose, par les services publics et le marché privé, de nouvelles alternatives de services qui émettent peu de CO₂ , le projet de loi paraît prometteur et réalisable.

Néanmoins, outre la difficulté technique d'un tel projet, deux problèmes majeurs limitent la faisabilité de cette législation :

L'opinion publique ne semble pas prête à accepter un tel degré de restriction ; on crierait à la dictature verte, au totalitarisme écologique, d'autant plus que pour contrôler le niveau de CO₂ émis, il faudrait que l'Etat puisse avoir accès à toutes nos transactions.

Pour qu'une telle législation ait un sens, il faudrait qu'elle soit adoptée, dans un premier temps, par tous les Etats développés, puis par l'ensemble des Etats. Il suffit qu'un Etat puissant se refuse à jouer le jeu pour que l'imposition d'un tel dispositif
Lien : https://ardoises.bearblog.de..
Commenter  J’apprécie          00







{* *}