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Critique de Soleney


Je n'avais pas l'intention de lire ce livre tout de suite. À peine de feuilleter la première page pour avoir un aperçu de l'écriture de l'auteur. J'avais plein d'autres choses à faire et d'autres livres à lire. Mais je me suis retrouvée ferrée comme un poisson, et l'histoire n'a relâché son étreinte qu'une heure et demie après avoir commencé mon accidentelle lecture.
J'ai très rarement vu un incipit aussi réussi : « La première chose que fait Carol Simon quand elle entre dans une pièce, c'est arroser les plantes. » Qui est Carol Simon ? D'où vient ce tic ? Bien qu'il n'y ait absolument aucune action dans ce livre, Jonathan Rosen sait distiller du suspense et donner de l'épaisseur à ses personnages. J'ai tout de suite été fascinée par eux – et par Ruth en particulier.

Mais de quoi parle l'histoire ? Seulement d'un jeune couple qui vient d'emménager et de se lancer dans la vie active. C'est tout et pourtant, c'est bien plus que cela. La Pomme d'Ève, c'est tout d'abord le coeur d'une femme qui a d'énormes problèmes alimentaires. Ancienne anorexique, elle n'a pas réussi à se libérer complètement de sa maladie et y replonge petit à petit. Joseph, son compagnon, la voit souffrir, lutter contre elle-même et cherche à comprendre pourquoi et comment de jeunes femmes et de jeunes filles s'assassinent lentement. La Pomme d'Ève, c'est la féminité dans toute sa complexité, incarnée par la plus incompréhensible de toutes les femmes et vue à travers le regard d'un homme. Selon moi, c'est un roman qui sonne juste. Bien que publié en 1997, il pose un regard particulièrement moderne sur cette maladie si mal connue. Encore en France, on comprend très mal les personnes qui plongent dans l'anorexie, et tout ce que peuvent faire les médecins, c'est les forcer à manger avant de les laisser partir de l'hôpital. Peut-être que les États-Unis sont très en avance sur nous. Dans tous les cas, le regard de Joseph sur celle qu'il aime est un regard qui cherche à comprendre, et non un regard moralisateur.

J'ai tout simplement adoré la manière dont l'auteur a construit ses personnages ! Il réussit à les rendre à la fois incompréhensibles, familiers, touchants, sympathiques et vivants. La plus intéressante, bien sûr, c'est Ruth. Ruth, c'est un chat : capricieuse, royale, colérique, et pourtant curieusement dépendante, curieusement fragile. Tantôt câline, tantôt fuyante, voire furieuse, elle mène la vie dure à Joseph, qui met toute son intelligence à essayer de la cerner. Au final, j'avais l'impression de lire le récit d'un scientifique sur un curieux animal – à ceci près que ce n'est pas le laborantin qui mène la danse, mais la créature, car Joe vit au rythme de l'humeur de sa douce.
C'est d'ailleurs étrange, parce que Joseph ne lui reproche rien. Ni ses crises de nerfs, ni ses secrets, ni ses demi-vérités, ni ses colères, ni son auto-apitoiement. Il l'admire profondément, il l'aime de tout son coeur et ça lui suffit. Franchement, où est-ce qu'elle l'a trouvé ? Comment elle a pu avoir une chance pareille ? Certes, il lit son journal intime à son insu, mais c'est pour son bien – et pour sa dévorante curiosité, il lui fallait bien un défaut. Car Joseph a une particularité : il est fasciné par la maladie de Ruth, par sa lutte pendant les repas, par sa souffrance visible quand elle s'interdit tous les aliments mais qu'elle se lève la nuit, incapable de résister à l'appel du frigo. Elle ne mange rien, non ; mais elle regarde pendant des heures tout ce qu'elle ne pourra jamais s'offrir. En fait, il est fasciné par la mélancolie féminine. Comment les femmes, les belles femmes, les femmes que les hommes trouvent attirantes (mais aussi les autres), peuvent s'enfermer dans une image repoussante d'elles-mêmes et renier leurs corps aussi violemment ? Quelles souffrances intérieures peuvent les pousser à de telles extrémités ?

La finesse de ce livre, c'est que plusieurs problématiques mènent le récit : qu'est-ce que l'anorexie et pourquoi les jeunes femmes tombent-elles dedans ? Que cache cette mystérieuse maladie ? Pourquoi est-ce si répandu en Occident ? Y-a-t-il un lien avec la religion ? Qu'est-ce que la féminité et comment la comprendre (d'un point de vue masculin) ? Joseph est souvent dépassé par la complexité de sa partenaire et cherche des réponses dans les livres, auprès d'expériences d'autres femmes. Mais ce n'est pas à la bibliothèque qu'on trouve des réponses à cette grande question qu'est l'Autre.
Avec tous ces thèmes philosophiques, ce livre regorge de citations-pépites ! Il y en a que je ne pouvais pas laisser passer…
L'anorexie est un thème qui me concerne particulièrement. Je n'ai pas pu m'empêcher de m'identifier à Ruth. Aurais-je été comme elle ? Comme cette autre anorexique qu'elle file dans la rue parce qu'elle est fascinée par ce qu'elle dégage, sa minceur, sa volonté manifeste ?
J'ai également été impressionnée par la justesse du point de vue de l'auteur sur cette maladie. Il retranscrit si bien la lutte de Ruth contre elle-même (qui, contrairement à ce qu'on croit, a tout le temps faim), l'incompréhension de Joseph et les non-dits qui règnent entre eux que je me demande s'il n'a pas été touché (lui ou quelqu'un de proche) par les troubles alimentaires. En tout cas, il a fait des recherches très sérieuses. J'ai adoré la légèreté de sa plume, son sens de l'humour, son don pour donner de l'épaisseur aux personnages… C'est un auteur qui mérite d'être plus connu.
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