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Critique de cprevost


« L'Europe fout le camp » vitupère interminablement Paolo Rumiz. Pourtant, il est impossible de comprendre avec lui les raisons et la nature même de la soi-disant débandade du continent. L'écrivain voyageur semble peu maitre de son sujet et c'est le seul ressentiment d'un homme du siècle dernier qui s'étale sans fin tout au long de ces interminables pages. L'illumination bénédictine, les brouillonnes et répétitives envolées lyriques ne peuvent en aucun cas faire office de système explicatif.


Rien d'étonnant, le journaliste vedette de « La Repubblica » défend mordicus le tout pour l'Europe, quoi qu'il en coûte, l'Europe pour l'Europe. Sans surprise, il défend l'internationalisme abstrait au prétexte qu'ils aurait permis de maintenir une paix apparente depuis plus de plus de soixante-dix ans. le qualificatif « apparent » est d'ailleurs emprunté à Paolo Rumiz lui-même. le reporter en ex-Yougoslavie, en Ukraine, aux « frontières du continent » ne peut en effet ignorer ni le rôle de l'Europe dans les conflits, ni les détestables politiques migratoires de l'Union. « Cependant, si on veut bien l'écouter et contre toute attente, L'esprit du continent est pour lui le naufragé sauvé, le dialogue, la rencontre. Jamais, le deuxième millénaire, pense-t-il, n'a produit une plus haute expression symphonique d'une communauté de nations que l'Europe unie, malgré tous ses défauts. » Comprenne qui pourra. Mais il fait ici, il est vrai, référence, pas à l'Union existante, mais à l'antienne européenne des institutions enfin réformées. « Il voudrait, nous dit-il, hurler que l'Union est en train de tomber dans un piège tendu par d'autres [contre] le dernier bastion de la démocratie. Contre l'Europe des règles, de la pitié et de l'hospitalité, qui résiste à l'annihilation de l'homme. » Là encore, Paolo Rumiz ne manque pas de nous surprendre. Il semble dresser le rempart d'une Europe non démocratique, d'une Europe impuissante à endiguer les extrêmes et parangon de la politique sécuritaire aux frontières de l'espace Schengen, contre les montées de l'intolérance et de l'exclusion. La souveraineté populaire pourtant ne fait sens depuis toujours que dans un périmètre d'une communauté nécessairement bornée. Les communautés religieuses, dont il est tant question dans « le Fil sans fin », sont de ce point de vue d'excellents exemples. « Dans chaque monastère, nous dit l'auteur, la règle impose à l'abbé d'écouter tout le monde avant de prendre la moindre décision. Un régime parlementaire parfait, ajoute-t-il, placé sous le signe de l'anti-centralisme. » L'Europe actuelle, nous semble-t-il, n'est pas une identité en soi, elle n'est que le produit de composition des effets de blocs hégémoniques de divers pays européens pour sanctuariser les principes néolibéraux à un niveau définitivement hors de portée de la vox populi. L'internationalisme abstrait de l'auteur pactisant avec le néolibéralisme sous prétexte d'accomplir le dépassement post national, avec ses effets d'éloignement et de déshumanisation, est aujourd'hui le meilleur soutient des nationalistes les plus étroits. Ces derniers sont en effet, croyons-nous, les produits de la désespérante dépression austéritaire et de la scandaleuse dépossession de la souveraineté, c'est-à-dire l'expression même de la politique européenne présente.


Ce qui peut être reproché à Paolo Rumiz dans son livre, c'est de ne jamais lier son discours sur l'Europe et les difficultés de l'Union à rien de fondamental, de ne pas apercevoir les conséquences de son positionnement, de s'en tenir à un humaniste déclamatoire sans suite et à des positions morales surplombantes. L'auteur parait tantôt ne pas voir, tantôt ne vouloir rien dire quand bien même il a un peu vu. Il s'agit sans doute pour lui de parler haut pour ne rien dévoiler, d'échapper au réel en se laissant plonger dans le monde enchanté des songes où l'on est dispensé de poser la question des causes comme des conditions de possibilité de ce qu'on veut pour l'Europe avec la certitude ainsi que rien ne sera modifié. C'est sans doute le dévoilement qui lui est insupportable et qui, au-delà de l'argumentation, lui pose problème. Nous ne saurons donc jamais ce qui à ses yeux rendrait son sens à la Communauté, ferait reculer le racisme et la xénophobie, disparaître « le problème » des migrants. Paolo Rumiz est plus disert cependant quant à ses motivations propres à défendre le tout pour l'Europe, quoi qu'il en coûte, l'Europe pour l'Europe. Il veut maintenir un rapport de force avec le restant du monde. Il parait croire encore à l'ignoble rengaine du peuple européen abandonné à la sélection naturelle et au choc des civilisations. Il dessine ainsi la carte de l'Europe encerclée : « Au Nord, les flatteries de Poutine. A l'est le foyer jamais éteint des Balkans et de l'Ukraine, les barbelés, les nationalismes ethniques, les objectifs de la Chine. A l'Ouest, les taxes de Trump, l'automutilation du Brexit, la Catalogne. Au sud, la mer des naufragés, l'islamisme violent, les dictatures, la guerre, les bombardements de civiles. » « Je voudrais hurler, dit-il, que l'Union est en train de tomber dans un piège tendu par d'autres. Par une coalitions allant de Zuckerberg au Kremlin et englobant les ennemis du pape François. » Et un peu plus loin, il ajoute à propos de deux abbayes (Pannonhalma et Montecassino) : « de même que la seconde a subi la destruction par les Sarrasins puis par les forces alliées combattant les Allemands, la première a vécu pour sa part l'invasion turque et l'invasion soviétique. Mais par rapport à Montecassino, il y a quelque chose de plus : le syndrome du Limes, de la frontière. L'ancrage de la foi vécu comme pourrait le vivre une sentinelle, contre les hordes arrivant de l'Orient. » Nous tournons quelques pages et il est question cette fois d'un officier hongrois interrogé par des journalistes : « (…) prise du soupçon – parfaitement fondé – que les « invasions barbares » pourraient recommencer, une journaliste autrichienne a demandé : « Mais maintenant qui contrôlera les arrivants ? » » Il serait aisé de multiplier à l'infini les citations sur « les fondements de la culture chrétienne devenus délictueux » (p.18), sur « les pays anciennement communiste de l'Union qui dicteront l'ordre du jour politique. » (p.138), sur le terrorisme djihadiste qui se frotte les mains : « Grand et miséricordieux Allah, que pourrais-tu demander de plus ? » (p.196), sur « la civitas de plus en plus menacée par l'invasion du matérialisme. » (p.219), sur « la puissance allemande qui a évité la révolution mais produit une guerre mondiale » (p.222), sur la centralité des Apennins où « Nulle part ailleurs la perception du christianisme ne coïncide aussi parfaitement avec la topographie et la géologie » (p.256), etc.


Mais Paolo Rumiz, avec « le Fil sans fin », rêve surtout d'un retour aux origines d'un monachisme fantasmé. le journaliste vedette a eu une illumination à la vue de la statue de Saint Benoît, patron de l'Europe : « [Elle lui] disait que l'Europe se portait bien mal (…) qu'à la chute de l'empire romain, c'était justement l'ordre des moines qui avait sauvé l'Europe (…) que les semences de la reconstruction avaient été plantées au plus mauvais moment qui fût pour notre monde, dans un occident caractérisé par la violence, les migrations massives, les guerres, l'anarchie, la ruine urbaine, les banqueroutes. Quelque chose qui ressemblait vaguement à ce que nous connaissons aujourd'hui. » Et il s'esbaudit trois cent pages durant sur « ce que dit la règle qui scande les heures et les répartit méticuleusement entre la prière et l'ouvrage accompli (…) ora et labora, prie et travaille. ». Il croit dur comme fer que « [les moines] étaient parvenus à sauver l'Europe sans armes, par la seule force de leur foi. » Allant d'une abbaye à l'autre, il fantasme un retour vers un état social, politique d'un moyen-âge de pacotille. Il semble méconnaitre complètement les attitudes mentales de cette époque et leur incidence sur la vie monacale. Qu'elles sont-elles ? Ce monde féodal était tout entier dominé par l'habitude du pillage et par les nécessités de l'oblation. Une intense circulation de dons et de contre-dons, de prestations cérémonielles et sacralisées, parcourait d'un bout à l'autre le corps social tout entier ; ces offrandes procuraient aux hommes les avantages qui leur paraissaient les plus précieux, la faveur des forces obscures qui leur semblaient régir l'univers. Dans cette société toute redevance, toute prestation que le paysan ne pouvait différer devait être compensée par les largesses de ceux qui les recevaient. Nul riche ne pouvait alors fermer sa porte aux solliciteurs, renvoyer les affamés. Les moines organisaient, comme les autres nantis, un service de la « porte » dont le rôle était de normaliser cette redistribution parmi les pauvres. Cet office de redistribution, que circonscrivaient avec soin les règlements économiques des établissements monastiques, certes jouait un rôle non négligeable mais il demeurait cependant secondaire en regard d'une exigence primordiale, celle de célébrer dans le luxe le plus éclatant l'office divin. Si les communautés de moines imposaient, par une exigence de rigueur acétique, le travail manuel à leurs membres, il était véritablement effectif que pour ceux qui, recrutés parmi les rustres, ne pouvaient participer pleinement à l'office liturgique. le labeur et la condition matérielle de ces « convers » étaient semblables à ceux des paysans. Un grand nombre des moines cependant étaient de purs consommateurs. Voilà en premier lieu, rapidement, ce qui en était de la soi-disant générosité et du travail du moine dont on nous rabat les oreilles. L'Europe de ce temps-là était fascinée par les souvenirs de la civilisation antique, dont les formes matérielles n'avaient pas été entièrement détruites et dont elle s'efforçait de réemployer, tant bien que mal, très localement, les débris. Parmi les propagateurs du modèle romain les moines jouaient un rôle considérable mais dispersé. Et si « (…) l'Europe n'avait pas encore de frontière nationales », c'est qu'elle en était empêchée par le fief, la principauté… Voilà en second lieu, tout aussi succinctement, qui renseigne les motivations bénédictines de pacification et d'élargissement. Il semble donc que les illuminations réactionnaires de Paolo Rumiz ne se vérifient ni dans le passé, ni même dans le présent de ses nombreuses visites tant chaque abbaye aujourd'hui parait marquée par son caractère national et son repli sur soi. Les tentatives tout à fait marginales et soporifiques de l'auteur de constituer des isolats dans un environnement entièrement matériel ; de modifier localement les modes de vie alors que les individus sont entièrement tournés vers eux-mêmes, nous le savons, sont vouées à l'échec. Les réformistes ignorants généralement l'apprennent à leurs dépens mais toujours un peu tard.
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