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Critique de Aquilon62


" Tiens, une pelote blanche, toute sale, oubliée sous un platane. le signe de mon voyage, d'un fil déroulé par-dessus les fleuves, les montagnes, les villages et les plaines. Un fil sans fin qui surmonte les distances et noue des relations en franchissant les murs, les barbelés, les frontières. Qu'ont-ils fait d'autre, les moines de Benoît, que de planter des lieux de prière et de labeur dans les espaces les plus incultes d'Europe pour tisser ensuite entre eux un solide réseau de fils ? Revoici, derrière la laine, le monde pastoral et paysan d'où tout est né au VIe siècle après Jésus-Christ, dans une identité "

Paolo Rumiz nous propose cette fois, de suivre le fil de son chemin, ce fil invisible qu'il tisse de monastères en monastères, ce fil qui les relie les uns aux autres.
14 étapes, chiffre choisi au hasard ? Qui dit 14 pense aux 14 stations du chemin de croix.
Mais, c'est dans un tout autre voyage que nous suivons l'auteur. Un voyage au travers d'une Europe des monastères, une Europe des sens, dont voici les 14 destinations
Le bonheur du périmètre, Praglia, Vénétie ;
Houblon et encens, Sankt Ottilien, Allemagne ;
La patience de la pelote, Viboldone, Lombardie ;
Le trille de Dieu, Muri-Gries, Tyrol du Sud ;
La machine à lumière, Marienberg, Tyrol du Sud ;
La pharmacie de l'âme, Saint-Gall, Suisse ;
Piano et murmures, Cîteaux, France ;
Le démon de midi, Saint-Wandrille, France ;
Hirondelles et alambics, Orval, Belgique ;
La Wunderkammer, Altötting, Allemagne ;
Un prélude à l'Om, Niederalteich, Allemagne ;
La horde et les steppes, Pannonhalma, Hongrie ;
La Symphonie, Camerino, Marches ;
Le fil infini, San Giorgio Maggiore, Vénétie.

Le voyage est un changement, et a toujours été porteur d'un profond processus de purification intérieure. Un chemin de l'âme qui en élargissant le périmètre de la connaissance nous aide à dépasser nos limites.

Et donc, tel un nouveau Prométhée qui défie les interdits imposés par les Dieux afin de donner aux hommes une lueur de connaissance, Paolo Rumiz se met en route et, partant des Apennins, traverse Amatrice et les lieux du tremblement de terre du 24 août 2016, à la rencontre de ces villes devenues et restées fantômes - " éventrées, béantes de manière obscène sur l'intimité des demeures. " - et arrivé à Norcia, il se retrouve face à la statue de Saint Benoît : "Ce fut alors que je vis la statue, illuminée a giorno au centre de la place. Elle représentait un homme à la barbe vénérable et à l'ample robe de moine, qui levait son bras droit comme pour indiquer quelque chose à mi-chemin entre le ciel et la terre. Elle était intacte au milieu de la destruction et l'on pouvait lire : « Saint Benoît, patron de l'Europe ». J'en eus le coeur serré. Jusqu'alors, je n'avais pas pensé un seul instant au saint et à son rapport avec Norcia – Nursie pour les Français –, avec le tremblement de terre, avec la terre nourricière du continent auquel j'appartenais. Que disait-il, ce saint qui nous bénissait, au milieu des débris de tout un monde ? "
Que représentait ce saint bénisseur, abandonné parmi les décombres du monde ? s'interroge Rumiz , devant la statue située au centre de la place.

Et c'est là que l'auteur, dans une sorte d'épiphanie, dans le sens d'une manifestation sensible d'une présence divine à l'humanité , se rend compte de l'énorme portée de l'oeuvre bénédictine capable de sauver l'Europe tout en relançant la civilisation, alors que ce territoire était, à ce moment-là, en équilibre comme au bord d'un gouffre, dans un monde qui a survécu la chute de l'Empire romain et donc en proie à la peur et dévastée par de violents raids barbares. "les semences de la reconstruction avaient été plantées au plus mauvais moment qui fût pour notre monde, dans un Occident caractérisé par la violence, les migrations massives, les guerres, l'anarchie, la ruine urbaine, les banqueroutes. Quelque chose qui ressemblait vaguement à ce que nous connaissons aujourd'hui.c

Et désormais - réfléchit Rumiz - cette même Europe avait replongé dans le Moyen Âge et, pour retrouver ses racines spirituelles, il lui fallait repasser encore une fois par une saison de ruines
« Si Benoît avait réussi à reconstruire l'Europe malgré les décombres, il fallait faire revivre le souvenir de cet équilibre si laborieusement retrouvé » – écrit Rumiz – « parce que l'Europe renaquit trois fois de ces montagnes : d'abord avec Rome, puis avec le monachisme et enfin avec la Renaissance ; le temps était donc venu de retrouver ce formidable élan de reconstruction ».

Avec cette pensée en tête, une mission, presque une magnifique obsession, Rumiz commence son long voyage pour retrouver « le fil » de la spiritualité perdue, se déroulant le long d'un chemin qui relie les monastères bénédictins ; des espaces où la haute politique est toujours en vigueur, entendue comme une sage gestion des relations humaines ; une politique fondée sur des valeurs fortes, capable de combattre le langage de la peur, de parler aux autres, de redonner espoir aux plus petits et de redécouvrir ce qu'est et ce qui fait une communauté.

Un long cheminement spirituel dans lequel, tout en allant de l'Italie à l'Europe dans des territoires totalement différents les uns des autres en termes de langue, de culture et de traditions, Rumiz retrouve quelques socles communs à tous les monastères visités : l'accueil, l'écoute de l'autre, la solidarité , respect de la nature, espoir ; mais aussi la consécration pour la Règle, la discipline, les temps de prière, les rituels, l'importance de la Culture et du Savoir.

Et il est merveilleux de se laisser emporter par la lecture de ces pages et de se retrouver dans ces lieux sacrés, encore immergés dans une nature primaire ; des espaces où le vent « peigne les champs », et où la terre est « travaillée » de telle manière qu'il est presque impossible de distinguer entre le travail de la nature et celui de l'homme. Où rien n'est désinvolte, et où tout a été choisi dans le but de rendre la vie de l'homme douce tout en préservant la nature, dans un parfait équilibre entre l'eau et la terre. On se perd dans la magie de la vie qui se révèle dans les forêts et les potagers, dans le chant joyeux des moineaux et des rossignols, parmi les chênes et les acacias, dans l'immensité du ciel étoilé.

Et comme en proie à un enchantement, nous suivons les pérégrinations de notre « guide » et lisons, ravis, ses écrits dont l'empreinte est une pure poésie capable d'envoûter le lecteur, ainsi que la musique du joueur de flûte de Hamelin.
« le vieux monastère dort dans les brumes hivernales, navire ancré dans la plaine devant le dernier des monts Euganéens. Au-delà des murailles du périmètre, un coq chante le lever du jour, comme s'il fouillait l'obscurité de son bec, et son chant pénètre dans le labyrinthe des cloîtres, dans les cryptes, les magasins, la bibliothèque. Il fait froid. Je suis un long couloir, jusqu'au moment où le bruit de pas des moines se rendant à l'office des matines rompt le silence."

Une musique à laquelle la vie intérieure des abbayes fait office de contralto, composée d'« autres sons » comme les laudes, les vêpres et les complies, les chaussons des moines, les chants grégoriens amplifiés par l'acoustique savante des églises ; tout un monde où le "silence spirituel" et la présence du "sacré" alternent avec les savoir-faire manuels quotidiens et ancestraux.

Une véritable « arche » où résonne le bruit sourd de la houe qui s'enfonce dans la terre, tandis qu'à l'abri de hautes fenêtres des mains maigres se consacrent à la restauration de précieux manuscrits ; il y a ceux qui surveillent le vin dans les barriques tandis que d'autres sélectionnent les herbes médicinales, ceux qui se consacrent à l'étude de la liturgie tandis que d'autres préparent les ruches pour le printemps prochain ou s'occupent de recevoir les invités. Et nous nous sentons presque saisis par une poussée soudaine, par le désir de fermer le livre et de partir, nous aussi, vers ces mondes pour pouvoir vivre cette expérience, retrouver nous-mêmes, notre âme, notre spiritualité perdue.

"À Viboldone, le sacré, que l'on pourrait croire annihilé à force d'être cerné par la machine de la consommation, vous foudroie dès que l'on pénètre dans la nef médiévale couverte de fresques de l'époque de Giotto. On est à bord d'un canot de sauvetage, on se sent accueilli" écrit Rumiz -
"Mais qu'est-ce que la vie, après tout, sinon un long fil de laine qui traverse les mers, les fleuves, les montagnes et les frontières ?" – demande, et nous demande, l'auteur marchant d'abbaye en abbaye à la recherche du fil blanc de la route.

La culture dominante actuelle ridiculise la dimension spirituelle en éteignant notre boussole intérieure et en emportant nos repères ; et c'est encore Rumiz qui nous rappelle "s'il y a une chose que nous avons perdue, c'est l'écoute. Nous sommes seuls, nous avons peur."[...] la peur, ça suffit comme ça, et aussi la politique fondée sur la peur, parce que c'est là que l'agressivité a ses racines.

Dans le Tyrol, l'auteur retrouve "Byzance, mais sans sa raideur hiératique, le mysticisme oriental préchrétien, l'ascétisme de Pythagore, la vocation judaïque des Esséniens, la spiritualité platonique, la solitude érémitique des prophètes Élie et Jean-Baptiste, le désert des ermites coptes. Autant de choses qui nous viennent d'Orient. le temple de Jérusalem regardait dans cette direction, puis les chrétiens imitèrent les juifs, et dans les églises ils substituèrent la direction est-ouest à la direction nord-sud des principaux édifices de l'Empire romain. Ils le firent même si bien qu'aujourd'hui, pour dire « chercher la direction », nous utilisons le verbe « s'orienter ». Mais il est paradoxal de constater que cette merveille n'est restée intacte que parce qu'à l'époque baroque, les murs furent blanchis à la chaux et l'endroit dégradé au rang de colombarium ou fosse commune pour les cercueils des moines. Face à un pareil massacre, on se demande si la perception magique du sacré n'est pas morte au XVIIe siècle et si la foi n'a pas été remplacée tout bonnement par la théâtralité."

L' écrivain nous raconte quelle fut la grandeur des bénédictins d'avoir compris la dimension plurielle de notre monde ; réalisant que le christianisme occidental ne se développerait qu'à travers les différences, qu'elles soient culturelles, politiques, juridiques ou linguistiques.
Et c'est précisément cette pensée éclairée qui a donné naissance à un impressionnant réseau d'abbayes économiquement autosuffisantes mais étroitement communicantes. Un système qui a changé l'Europe et civilisé ses espaces les plus sauvages.

« L' Europe » – poursuit Rumiz – « est avant tout un espace millénaire de migrations et il est temps de crier haut et fort combien notre union représente un obstacle fort à l'absolutisme, aux mafias, aux intégrismes et aux économies de vol qui pillent la planète. Se séparer serait donc une pure folie. C'est justement le fait que nous ayons été le terminus des peuples migrants qui doit nous pousser à dénouer d'autres écheveaux en tendant d'autres fils, dans un geste d'amour et de désobéissance civile ».

Après la lecture de ce livre, empli d'exhortations, de poésie, de vie primaire, de règles et de spiritualité, il nous semble que nous avons fait un long parcours de « formation » en compagnie de l'auteur ; un chemin au bout duquel la régénération fait son chemin, tandis que nous entendons encore les échos des voyageurs rencontrés en chemin, la voix calme du Père Anselme qui nous parle de la beauté de la création, le chant des rossignols, la parfum de pain chaud et ce profond sentiment de paix; et en même temps nous sommes envahis par la perplexité à l'idée de devoir abandonner ces pages.

Et si vous vouliez une autre démonstration sur cette quête de sens, à chacun d'y voir sa définition, voici un passage des plus poétiques :
"Vent, murmure, grondement, litanie, voilà ce qui rend votre voyage unique. Voilà la pelote qui renoue les fils et relie Jérusalem à mes monastères. Je ferme les yeux pour mieux écouter. Voici le haut plateau d'Anatolie, la nuit qui tombe, la contrée qui se tait, les portails du ciel immense qui s'ouvrent en grand. Je sens que la perception du sacré se dilate et rappelle d'autres sons. le lent goutte‑à-goutte dans le silence des souterrains de la Biblioteca Ambrosiana à Milan, où prie un Charles Borromée magnifiquement vêtu, tout seul dans l'obscurité, devant un sépulcre. le cri des hirondelles sur le Tigre, avec vue sur la Mésopotamie constellée de lumières. Les laudes vespérales des moines sur l'île de San Giorgio à Venise, une voix qui cherche l'Orient et s'éteint dans la lagune.
Je réentends tout. La cloche de Saint-Marc, qui appelle les muezzins de Constantinople. le choeur des Ukrainiennes, des Russes et des Roumaines en Italie, réunies dans la crypte de San Nicola, tandis que des escadrilles d'hirondelles emplissent de cris le ciel de Bari dans une lumière aveuglante. Les lamentations de la gaida macédonienne, qui vous appelle comme à la bataille, ouvrent la route aux amanedes, chansons déchirantes d'une Grèce perdue, d'Éphèse et de Smyrne. Et puis l'orage sur le mont Athos…, le chant des Thraces après le sacrifice du taureau, la danse des hommes étreignant les icônes, l'invocation d'un Konstantinos, saint, guerrier, empereur. le tonnerre planétaire des minarets, à l'heure de la prière du soir, à Istanbul ; une vague arrivant de l'Asie annihile le chant des Grecs, à qui il est interdit de sonner les cloches."

Mais c'est précisément lorsque nous atteignons la dernière ligne que le désir de recommencer prend le dessus, nous amenant à retracer les étapes de ce voyage pour nous replonger dans ce monde, réabsorber ses principes et ses idéaux, les faire nôtres et les transmettre à les autres.
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