Expériences

Cette double possession d’un même corps par des lèvres avides appartenant à deux hommes différents dura plusieurs minutes. Puis les partenaires se fatiguèrent et s’arrachèrent à ce rêve concret.

Bien que Claudine n’eût pas des seins particulièrement sensibles, cela ne lui était pas désagréable et elle trouvait à la situation à la fois un certain piquant cérébral et une bonne impression physique. Pierre, voyant que la caresse se prolongeait sans pugilat, cessa son prétendu guet et se rapprocha. Claudine le prit à témoin du regard d’un air lassé, voulant dire : « Tu vois ce qu’il fait. Que ne faut-il pas subir en ce monde ! ».

Ses seins étaient beaux, elle le savait. S’il n’était pas capable de la défendre, elle les montrerait par dépit. S’il faisait cela par plaisir, il en profiterait. On verrait bien et qu’il aille au diable !

Ce corps pulpeux et tiède qui se tordait dans ses bras l’excitait. Il sentait sa croupe contre son ventre. Ses mains lui saisirent les seins. Mais elle luttait et se débattait. Cela l’amusait, la flattait, l’excitait même un peu, elle trouvait que c’était conforme au jeu, mais elle s’estimait obligée de se défendre.

Toujours cambrée, elle leva les bras au-dessus de sa tête, sachant que cela lui donnait la plus jolie ligne possible, les mollets renflés, les cuisses tendues et dures à demi découvertes par la courte jupe bleue, la croupe saillante, le ventre plat, absorbé dans la courbe allant des genoux aux épaules, rompue seulement par le jaillissement des seins moulés dans un pull jaune d’or. Elle pivota lentement, par petits coups saccadés sur le bout des pieds, presque comme une danseuse sur ses pointes, fit face à ses admirateurs, jugea de l’effet produit au sourire de Claude qui tendait déjà les bras, continua à tourner en balançant son torse à droite, puis à gauche,frotta sa joue contre son bras levé, caressée par le soleil et par les regards, jouisseuse en communion avec cette nature lourde d’expansion contenue que traversait l’éclair du désir des mâles.

Elle préférait les allusions et évocations de l’un ou de l’autre la concernant, caressant son intimité de manière parfois fort impudique, mais la tenant dans un climat de volupté secrète issue du désir entrecroisé de ces deux hommes qui l’avaient fait jouir, chacun à sa manière et dont elle allumait toujours l’envie.

En se jetant dans la voie inconnue des amours hors du commun, Pierre sentait intensément cette conjonction formidablement dynamisante de la possession totale de cette femme qui le comblait et du renouvellement assuré de sa volonté de continuer sa domination. Il y voyait le secret, en amour, du mouvement perpétuel. Il se sentait pur. Elle dormait, dans ses formes rondes, calme, lourde de force vivante, ignorante du regard de feu qui la fouillait.

Il ferait éclater leur intimité en ouvrant leurs amours à d’autres humains, sa pudeur s’offrirait en hommage à sa puissance, il la donnerait à d’autres, réalisant ainsi l’apparence de la séparation, il ferait prendre à la résonance de ses sensations des échos nouveaux, à une échelle inconnue d’elle, où elle n’aurait plus de repère et par conséquent plus de limite, il la jetterait, pantin désarticulé ne coordonnant plus ses mouvements ni ses idées, à des hommes et des femmes obsédés de désir qui seraient pour elle une mer de sensations entrechoquées, d’une force inépuisable où elle se ferait ballotter, sans direction et sans but, jusqu’à ce qu’il l’en arrache et la ramène au monde et à lui, cueillant le regard nouveau, frais et étonné, qu’elle livrerait au sien après la fantasmagorie du tumulte.

Son désir actuel, mordant, intense, permanent, lumière de sa vie, il le voyait, à terme, vacillant et mourant comme une flamme sans huile ; il voulait le garder, le regonfler périodiquement, lui donner des couleurs nouvelles. Cette femme qu’il aimait, en laquelle il se projetait, il voulait se donner l’angoissante impression de la faire éclater, de la disperser, de la perdre dans des folies paroxystiques, pour la recréer, la faire renaître à son amour, avec chaque fois la fraîche jouvence du renouveau, comme le ruisseau, après avoir livré son cristal embué sous la caresse des arbres, se perd en bouillonnant dans une fente noire et quitte le monde réel, pour resurgir plus loin dans la candide apparence roucoulante d’une source dans laquelle les lèvres du voyageur attendri ne reconnaissent pas l’eau qu’elles ont déjà bue plus haut.

Certes, sa sensualité s’était éveillée de manière prometteuse et le terrain en semblait riche de possibilités encore réservées.
Mais où étaient ses limites ? Quand le désir se changerait-il en lassitude et le besoin d’action en molle flottaison dans le connu ? Y avait-il, même en elle, des compartiments nouveaux à découvrir après en avoir fait sauter la serrure, ou avaitil maintenant éclairé l’unique pièce d’une petite maison fruste, une fleur bleue à la fenêtre, que tant de femmes ont pour tout bien à offrir à celui qui, devant la porte, a eu la conviction d’entrer dans un palais qui n’était que dans son imagination ? Et même s’il y avait des pièces nouvelles où pénétrer, les tabous, les interdits, les habitudes reçues, ne seraient-ils pas d’indéchiffrables serrures qui arrêteraient toute progression vers une découverte en elle-même possible ? Que d’inconnues, que de dangers !