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Critique de Dorian_Brumerive


Véritable institution du roman d'aventures dans son Italie natale, Emilio Salgari a néanmoins souffert chez nous de l'écrasante et dévalorisante comparaison avec notre Jules Verne, plus pédagogue et scientifique que le fut ce pauvre Salgari, forçat de l'écriture, officier de marine raté, menteur compulsif, mais romancier énergique, vivace, attendrissant et assez ouvertement anarchiste et anticolonial.
Emilio Salgari ressentit d'abord une vocation profonde pour la vie maritime. Pour des raisons de santé physique, et peut-être aussi pour cause de fragilité psychologique, la marine italienne ne jugea pas utile de s'encombrer d'un tel personnage. Ce rejet fut une profonde blessure pour Emilio Salgari, qui commença à écrire dès 1883, à seulement 21 ans.
Ce fut cette frustration d'un homme rêvant de voyages lointains, - mais qui, pour des raisons qui demeurent en partie inexpliquées, ne pouvait pas voyager, ni par mer, ni sur la terre ferme -, qui scella le destin littéraire d'Emilio Salgari. Il ne quitta jamais l'Italie, vécût longtemps à Gênes, avant de se fixer définitivement à Turin. Ses voyages furent d'abord intérieurs, puis littéraires.
Emilio Salgari avait transformé son appartement en un entrepôt d'encyclopédies, d'atlas, de dictionnaires spécialisés, et de récits et de magazines de voyages, d'où il tirait la matière première de tous ses romans. Hélas pour lui, contrairement à Jules Verne, Salgari ne pouvait compter sur un éditeur aussi dévoué que le fut Jules Hetzel. Bien au contraire, il tomba assez rapidement sous les griffes d'un dénommé Speirani qui s'enrichit aux dépens de l'écrivain, et l'épuisa en le faisant cravacher du matin au soir.
Cette activité démentielle empêcha sans doute Emilo Salgari d'évoluer sur le plan de la qualité littéraire. Ses livres se vendaient très bien, mais ils étaient courts, le style y était sacrifié à une narration factuelle, et les pages gonflées par des illustrateurs de qualité inégale.
Néanmoins, les 80 romans d'Emilio Salgari connurent en Italie un énorme succès, au point que lorsque l'écrivain, pris d'une crise de démence, se suicida dans un parc public en avril 1911, son éditeur profita du fait que cette tragédie et les funérailles de l'écrivain furent médiocrement couvertes par la presse nationale (L'Italie était à ce moment-là surtout préoccupée des préparatifs de son Exposition Universelle) pour embaucher des nègres littéraires qu'il chargea de continuer à écrire et à publier des romans sous le nom d'Emilio Salgari, quand bien même ces romans apocryphes posthumes étaient assez souvent racistes et pro-coloniaux, trahissant sans vergogne les idéaux de Salgari.
L'imposture ne fut révélée qu'à la toute fin des années 40, soit plus de trente ans après la mort de l'auteur, et il reste difficile aujourd'hui de savoir qui a écrit ces romans posthumes, les descendants de Speirani (mort entre temps) ayant argué que beaucoup de ces livres apocryphes n'avaient été que finalisés par les auteurs-maisons, d'après une cinquantaine de manuscrits inachevés retrouvés dans les archives de l'écrivain. C'est en effet possible, vu la suractivité de Salgari et la nécessité pour l'éditeur de continuer à faire vivre sa veuve et ses enfants, mais cela reste invérifiable.
La traduction des oeuvres d'Emilio Salgari en français débuta dès 1899 sous d'heureux auspices, et se poursuivit jusqu'en 1912. Puis, il y eut à nouveau une flopée de traductions entre 1926 et 1933, dans des collections plus populaires mais aussi plus confidentielles, où se mêlaient, sans manière de les distinguer, romans authentiques et romans apocryphes. Puis ce fut tout, jusqu'à la récente traduction en 2019 des « Aventuriers du Ciel » par les éditions Michel Lafon, passée totalement inaperçue.
« Un Défi au Pôle Nord » est l'un des derniers ouvrages d'Emilio Salgari, écrit en 1909, et traduit en 1912 par les éditions Charles Delagrave dans une très belle édition de luxe au lettrage doré, pesant pas moins de 2 kilos (idéal pour les mains d'un enfant), et reprenant la couverture et les illustrations originales italiennes de Gennaro d'Amato (assez incompréhensiblement crédité ici comme L. Amato).
« Una Sfida al Polo » s'inspire à la base d'une histoire vraie, qui s'est déroulée en deux temps, en 1908 et 1909 : il s'agit de la rivalité qui opposa deux explorateurs américains Frederick Cook (1865-1940) et Robert Peary (1856-1920), lesquels, à un an d'écart et non sans s'abreuver mutuellement d'injures dans la presse, montèrent chacun une expédition pour le Pôle Nord et prétendirent ensuite chacun être le premier homme à y avoir planté le drapeau américain. En réalité, mais on ne le sut que bien plus tard, tous deux furent de fieffés menteurs, et vaincus par le froid et les éléments, ils firent demi-tour bien avant d'arriver au Pôle Nord, tout en prétendant l'avoir découvert. Les falsifications de leurs livres de bord ont depuis été largement prouvées.
C'est sans aucun doute de ce fait divers que partit Emilio Salgari pour ce « Défi au Pôle Nord », bien que l'auteur ait changé de nombreux détails : d'abord, les deux expéditions rivales ont ici lieu simultanément, chacun des explorateurs prenant une route différente pour se rendre à un même point de rendez-vous au Pôle Nord. Ensuite, on ne s'affronte pas dans ce roman pour la gloire ou pour entrer dans l'Histoire, mais pour conquérir le coeur d'une belle, qui a promis d'accorder sa main au vainqueur. Et enfin, les expéditions ne se font pas, comme pour Cook et Peary, en traîneaux à chiens, mais… en automobile !
Car oui, nous sommes en 1909, et l'automobile, incarnée par la très populaire Ford-T, c'est l'avenir ! Et même si l'automobile peine encore à dépasser les 45 km/h, on se dit qu'elle va forcément évoluer et qu'il n'y a pas de raison qu'elle ne puisse pas rouler un jour sur les glaces du Pôle…
D'ailleurs, nos trois explorateurs ne le deviennent que par accident, ce sont avant tout des férus d'automobiles : Miss Ellen Perkins, pour laquelle les coeurs ardents de deux rivaux se consument, est l'une des premières femmes pilotes de courses. Gaston de Montcalm (« Gastone di Montcalm » en V.O.), le prétendant "gentil", riche dilettante québécois, est lui aussi pilote, mais en amateur. le prétendant "méchant", Torpon (« Master Torpon » en V.O.) est un riche américain, blond, gras, arrogant, fils d'un fabricant d'automobiles de Buffalo. Tous deux sont décrits, non sans un peu de mépris, comme des "crabments", du nom d'un authentique cocktail alcoolisé à base de crabe qui était apparemment la boisson chère et chic d'une certaine élite désoeuvrée.
Montcalm et Torpon se sont déjà affrontés de bien des manières (biture, course d'équitation, match de boxe, et même affrontement au couteau dans une pièce plongée dans l'obscurité) sans parvenir à ce que la supériorité d'un des prétendants apparaisse aux yeux de Miss Perkins. La conquête du Pôle Nord en automobile est donc décidée, depuis la ville canadienne de Montréal.
Salgari va donc nous embarquer, durant cette compétition glaciale de 300 pages, dans l'expédition de Gaston de Montcalm, qui décide – comme le fit Frederick Cook – de partir avec une équipe réduite à trois personnes, qu'il recrute par petites annonces.
Montcalm engage d'abord un jeune pilote anglais, Walter Graham, que sa passion pour l'automobile a définitivement éloigné de ses études d'ingénieur, puis un mécanicien du nom de Dick Mac Leod, dont le travail sera de régler tout problème mécanique qui pourrait se présenter durant le trajet. Mais ce Dick Mac Leod est en réalité un traître payé par Torpon pour saboter la voiture de Montcalm et l'empêcher d'atteindre le Pôle Nord. Évidemment, suite à tout un tas d'impondérables, il n'y parviendra jamais…
C'est donc le début d'un long voyage qui va se révéler au fil des pages essentiellement sanguinaire. Montcalm a accroché derrière son automobile une petite roulotte – désignée incorrectement comme un "wagon" - qui contient armes, bagages et victuailles. Malgré cette précaution, même s'il est vrai que la dose journalière de nourriture pour trois hommes dans la force de l'âge n'est pas négligeable, nos trois héros sont embarqués avant tout dans une gigantesque partie de chasse, qui les amène à se nourrir principalement de toutes les bêtes qu'ils croisent. C'est d'abord une meute de loups, lancés à leur poursuite, que nos trois explorateurs, de peur d'être à court de balles, massacrent à la dynamite, non sans récupérer quelques lambeaux de loups pour les déguster au feu de bois. Puis ce sont des ours blancs, des élans, des boeufs musqués – lesquels creusent un terrier sous la roulotte arrêtée, puisque, comme chacun le sait, les boeufs musqués passent leur temps à creuser des terriers et des souterrains comme les castors – qui sont ainsi impitoyablement abattus, découpés en pièces de boucheries, et savourés sur place.
Une baleine morte, échouée sur les rives d'un lac, donne à Montcalm et à ses amis l'occasion d'en dévorer quelques filets, et ce doit être parce qu'ils ont, à ce moment-là, le ventre bien plein que, lorsque le hasard leur fait rencontrer une tribu Inuit, ils s'abstiennent de les boulotter eux aussi.
Et pourtant, ces Inuits seront source de grands désagréments, car c'est la première fois qu'ils voient une automobile, et ils la prennent pour un animal démoniaque ! Alors que franchement, si cette automobile était un animal, ça ferait un bon moment que Gaston, Walter et Dick l'auraient mangée !
Il n'empêche, ces Inuits, aux moeurs belliqueuses bien connues, sont quand même décidés à faire un mauvais sort à la voiture de nos héros, alors ces derniers sont bien obligés de tirer dans le tas ! Qu'est-ce que vous voulez, on ne fait pas toujours ce qu'on veut...
Jusqu'à ce point du roman, si l'introspection psychologique n'est pas vraiment de circonstance, Emilio Salgari reste quand même dans les limites d'un certain réalisme. Mais une fois qu'en dépit des malheureuses tentatives de sabotage de Dick Mac Leod, nos héros parviennent au Pôle Nord, alors ce brave Emilio se lâche complètement ! Pensez donc qu'on ne savait toujours pas vraiment à quoi ressemblait le Pôle Nord à l'époque !
Emilio Salgari, lui, y voit des morses, des grandes plaines glacées recouvertes de 400 morses qui prennent le soleil – et Dieu sait que ce ne sont pas les occasions de bronzer qui manquent au Pôle Nord ! Mais voilà, comment rouler au milieu de tous ces morses ? Et bien, c'est simple, on fonce dessus à toute vitesse, et on écrase ! Mais là, tout de même, on se dit qu'une Ford T avec une roulotte écrasant des morses de 3 mètres de long et qui pèsent une tonne, c'est tout de même un peu difficile à croire. Heureusement, par le biais de l'astucieux Walter Graham, Emilio Salgari nous explique comment c'est tout de même possible : les morses n'étant que des tas de graisse, leurs peaux n'ont aucune résistance, et elles éclatent sous les roues comme des vessies de porc. Par contre, toute la graisse s'échappant avec le sang, la glace devient glissante (car elle ne l'était pas avant), et il faut faire très attention en roulant.
On croit atteindre le fond, mais on n'y est pas encore, car au bout de quelques kilomètres sur la banquise, Gaston, Walter et Dick tombent sur… un mammouth. Ben oui ! Pourquoi n'y aurait-il pas de mammouths au Pôle Nord ? Ce sont des pachydermes de l'ère glaciaire, non ?
Ce mammouth, furieux d'être dérangé, se saisit avec sa trompe de Dick Mac Leod, le secoue bien fort, et le projette violemment à terre. S'emparant de leurs fusils, Gaston et Walter parviennent à tuer le mammouth, et sauvent le mécanicien, lequel, reconnaissant, leur avoue qu'il a été payé par Torpon pour saboter le voyage. Nos héros en sont tellement affectés qu'ils en oublient de se découper un steak de mammouth. En tout cas, Dick promet qu'il ne tentera plus rien contre ceux auxquels il doit la vie.
Enfin, les trois hommes parviennent au point de rendez-vous en même temps que Torpon. Celui-ci, enragé que tant de chemin ne parvienne pas plus à le départager de Montcalm, exige de se battre en duel sur un "glacier" voisin. Par "glacier", Emilio Salgari entend en fait un petit iceberg au bord de la banquise. Mais à peine les deux hommes sont-ils montés sur ce "glacier" que, déséquilibré comme le serait un glaçon sur lequel on poserait une olive, le "glacier" bascule, « se retourne » et les deux hommes tombent à l'eau. Walter et Dick plongent pour les sauver. Walter parvient à ramener Gaston, mais hélas, Dick Mac Leod se noie avec Torpon.
Faute d'adversaire, Gaston de Montcalm plante sur un piton de glace le drapeau français (et on se demande bien pourquoi, puisqu'il est canadien), actant sa victoire au défi, et sa conquête du Pôle Nord.
Victoire et conquête un peu amères, certes, mais il ne sert à rien de se lamenter, et quoiqu'un peu frigorifiés, car « l'eau n'est pas chaude » (sic), Gaston et Walter remontent en voiture et rentrent à Montréal. Un trajet retour expédié en deux pages, et qui n'est marqué par aucune aventure. Il faut dire qu'ayant tué et mangé tous les êtres vivants à l'aller, ils ne risquaient pas de croiser quoi que ce soit au retour.
La victoire de Montcalm étant attestée, Miss Ellen Perkins l'accueille avec émotion comme son futur mari, mais refroidi par le peu d'empathie dont elle fait preuve en apprenant la mort de Torpon et de Dick Mac Leod, Gaston de Montcalm rejette l'offre de mariage d'Ellen et lui débite cette tirade sublime : « Les femmes qui exigent des victimes et qui poussent les hommes à se tuer n'ont jamais fait fortune au Canada. Cherchez un mari parmi vos compatriotes. »
On l'aura compris, « Un Défi au Pôle Nord » est un très réjouissant nanar littéraire, où Emilio Salgari donne le meilleur de son art et de son savoir-faire, avec un rythme enlevé et frétillant. Si l'intrigue est assez prévisible et les personnages très stéréotypés, l'imagination baroque de Salgari, comme ce Pôle Nord naïf et hautement farfelu où il nous entraîne, donnent à ce roman une dimension onirique, que le temps a recouvert depuis d'une fine couche de dérision qui en rehausse la beauté désuète et la douce folie.
On frissonne peu à la lecture de ces aventures polaires, mais on sourit souvent, et on rit franchement à plusieurs reprises. À cela s'ajoutent une critique étonnamment précoce du "self-made-man" à l'américaine, toujours d'actualité, et le surprenant refus de l'auteur à céder à une happy-end romantique.
Dérisoire, pathétique mais engagé et rebelle : c'est bien ainsi que l'on aime Emilio Salgari, dont ce roman polaire méconnu est à classer parmi ses plus grandes réussites.
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