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Critique de Ssoibinet


Un récit d'aventures divertissant sans révolutionner le genre, mais si sandersonien qu'il génère une solide impression de déjà vu. La comparaison avec les autres fictions de l'auteur, et par là de leurs similitudes, est en effet inévitable. C'est dommage, parce qu'on pouvait s'attendre à ce qu'un récit produit hors des sentiers habituels de l'édition (Sanderson a écrit celui-ci en secret et la publication a été organisée via un crowdfunding) propose justement quelque chose de différent du reste de son oeuvre (l'intention, expliquée en postface, témoigne d'ailleurs d'une volonté semblable ; dommage, c'est raté).

Nous suivons les péripéties de Tress, originaire d'une île isolée et sans histoire, dans sa quête pour sauver l'homme qu'elle aime. le récit se présente d'emblée comme de type coming of age, avec un fil narratif classique de protagoniste déracinée, qui part à la découverte du monde et de soi. Rendons d'ores et déjà ses qualités au livre : malgré une prémisse quasi scolaire tant elle est vue et revue, on ne s'ennuie pas. Déjà l'intention est manifeste : on sent que ce classicisme n'est pas un acte manqué mais un parti pris, Sanderson ayant eu envie de s'approprier le format du conte. Ensuite les jalons de base sont suffisamment subvertis ou nuancés pour être appréciés : comme le renversement des clichés genrés (c'est le personnage féminin qui part sauver son amour masculin en détresse) ou la caractérisation de Tress, qui est particulièrement plaisante : elle est probablement l'héroïne la plus ordinaire des diégèses de Sanderson (ni Shallan ou Vin avec leurs pouvoirs, ni Vivenna ou Siri avec leur ascendance noble...) et n'en est que plus appréciable en tant que protagoniste, tant l'auteur a compris la beauté qu'il pouvait y avoir dans la « normalité » (à l'exact inverse, par exemple, d'Ophélie du roman les Fiancés de l'Hiver, premier tome de la passe-miroir, dans laquelle l'auteure a confondu l'ordinaire et l'insipide). Tress aura donc ainsi, malgré sa banalité, ses moments de gloire, son évolution narrative, son caractère bien défini, ses passions changeantes ou non, etc. Il faut ajouter à cela un pannel de personnages hauts en couleur, chacun dans leur registre, qui suscitent alternativement des émotions très diverses et contribuent à la richesse du récit.

Vous vous étonnerez peut-être de ne pas trouver mention du worldbuilding parmi les qualités du livre, tant Sanderson propose d'habitude des univers solides et dépaysants, qui sont les points forts de ses diégèses. Si j'ai adoré le monde hostile balayé par les tempêtes de Stormlight Archives ou été fascinée par la profondeur du système des métaux dans Fils des Brumes, impossible pour moi d'accrocher à celui dépeint dans Tress de la mer émeraude. Les mers de spores ne m'ont pas convaincues, principalement parce que le concept consiste surtout à éviter l'énorme éléphant dans le couloir -> que se passe-t-il en cas de pluie ? Une averse suffirait à anéantir le concept, puisqu'elle transformerait radicalement les différentes mers sur lesquelles les personnages naviguent (et les rendraient, d'ailleurs, impossibles à naviguer). Une explication finira par nous être fournie, mais elle est :
— beaucoup trop tardive. Que cet aspect soit un point aveugle de l'histoire pendant plus de la moitié du récit est franchement dérangeant.
— trop pratique (how convenient !) : quand enfin la question de la pluie est abordée, c'est pour apprendre que les averses sont très localisées, prévisibles sur des années, et suivent un trajet prédéfini (sauf, évidemment, là où ça arrange le scénario)
— incohérente. Il n'y a pas d'agriculture possible avec le système qu'on nous décrit. Par ailleurs on nous dit que les spores verts ou pourpres, une fois transformés en lianes ou en piquants par l'averse, "finissent par sombrer" : pourquoi alors ne finissent-ils pas, à force de s'accumuler sur le plancher océanique, par faire monter le niveau global des mers et rendre invivables certaines terres ? (On nous précise bien à plusieurs endroits que les lianes peuvent se maintenir indéfiniement si pas en contact avec l'argent, et à plus forte raison s'il pleut encore par la suite, puisque ça ferait continuer leur croissance). Ces explications, par ailleurs, ignorent royalement les autres types de spore, notamment les spores zéphyrs et les spores soleil : en suivant le concept des spores bleus et dorés qui produisent une explosion d'air/de chaleur, on devrait tout simplement avoir une mer qui explose, s'évapore et disparaît sous les ondées.
— gratinée d'un passage d'humour à deux sous d'Hoid, qui dit en substance que le lecteur qui s'est posé la question de l'hydrologie dès le début du roman est probablement un nerd qui devrait plutôt sortir de chez lui pour socialiser (si si, histoire vraie). Quand un auteur se sent obligé de cacher les failles de son worldbuilding sous de l'humour méprisant, c'est qu'il ferait sans doute mieux d'en changer...

Parlons-en d'Hoid. Si, comme moi, vous êtes de ces personnes auprès de qui l'humour de Sanderson passe en général assez mal et tombe à plat (on se souvient des "traits d'esprits" désastrueux de Kelsier, de Shallan, de Chanteflamme...), alors vous subirez tout le récit la présence de Hoid (personnage connu comme Malice dans Stormlight), d'autant plus forte qu'il en est le narrateur. Au-delà des sentiments qu'il peut inspirer au sens strict, l'amour de Sanderson pour ce personnage (confirmé d'ailleurs par la postface) est si visible qu'il en devient presque exaspérant par moments. Fidèle à la ligne entamée il y a déjà plusieurs années, les références aux autres diégèses du Cosmère (qui déjà parasitent de plus en plus Stormlight) sont ici ultra récurrentes et provoquent un sentiment de frustration, tant on a l'impression de private jokes excluant de facto le lectorat qui n'a pas exhaustivement lu la bibliographie de Sanderson. On sent ici que l'auteur s'adresse exclusivement à sa fanbase (probablement résultat de la dynamique campagne Kickstarter), parce que le non initié qui lit Tress de la mer émeraude comme point d'entrée dans l'oeuvre de Sanderson et se mange des "liens de Luhel" ou autres références à des univers et concepts étrangers va, tout simplement, se retrouver livrer à lui-même sans l'ombre d'une explication, et avec le sentiment de passer à côté de quelque chose.

Sur la forme maintenant. le livre est orné d'illustrations absolument superbes. Sauf que l'intention derrière pose vraiment question : dès le début du récit, on nous informe que l'héroïne porte ses cheveux attachés (ceci n'étant pas anodin : Tress fournit un effort pour les coiffer, il s'agit d'un élément de caractérisation). Pourtant l'intégralité des illustrations (peut-être à l'exception d'une) la représentera... les cheveux lâchés. L'illustrateur a-t-il vraiment lu le livre ? S'il s'agissait de prendre une liberté artistique, pourquoi avoir choisi précisément cet aspect, au mépris du texte ?
Dans l'édition française, l'irruption sporadique de termes de langage familier est profondément disruptive, parce qu'elle est trop inconstante pour être vue comme un parti-pris. Ce n'est manifestement pas la représentation d'une habitude de langage spécifique, parce que tous les personnages sans distinction pourront, au hasard d'une page, lancer un terme dont le niveau de langage est à l'opposé de leurs dialogues habituels (ou de certaines lignes en particulier, qui font au contraire très dialogue écrit et pas du tout oral). Sans avoir lu la VO, impossible d'imputer ceci au traducteur ou à l'auteur. Qu'a-t-on essayé de nous montrer avec ça ?

Notons enfin le parti très laid pris par Sanderson de ne pas désigner nominément certains membres de l'équipage mais plutôt de les résumer sous un seul nom générique : "les Dougs". L'auteur a pris ses précautions rhétoriques en assortissant le passage d'une pseudo-réflexion humoristique sur la récurrence du nom à travers les mondes du Cosmère, histoire d'alléger la chose et nous assurer que ce n'est pas du mépris, mais le choix passe assez mal — surtout considérant que le récit nous vend, au final, l'équipage du navire à travers le trope "famille de substitution" ! Ça n'aurait vraiment pas écorché l'auteur de trouver quelques patronymes de plus (quitte à ne les mentionner qu'une ou deux fois)...

Tress de la mer émeraude est à lire une fois, mais je n'y reviendrai pas.
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