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Critique de Osmanthe


Tôge Sankichi est un des plus illustres représentants de la genbaku bungaku, « la littérature de la bombe atomique », à l'instar notable d'un Hara Tamiki et son magnifique recueil de trois textes « Hiroshima, Fleurs d'été ». Tôge vit à Hiroshima au moment du largage de la bombe, mais n'étant pas dans le cercle le plus rapproché, il survit à la mort instantanée qui saisira des dizaines de milliers d'habitants, et au sort atroce des mutilés et brûlés les plus graves qui ne survivront que quelques semaines ou mois. Irradié, son état de santé se dégradera cependant peu à peu, et il succombera en 1953, à 36 ans. Durant ses dernières années de vie, il mettra toute son énergie à écrire ses poèmes de forme assez libre (parfois les textes sont en prose). Le recueil présente l'originalité de concentrer trois temps rapprochés autour de la date fatale du 6 août 1945 : les quelques heures qui précèdent, où monte une forme de pressentiment funeste, des rumeurs de la veille faisant état de velléités américaines de raser des villes japonaises, le jour J et l'explosion, grand flash curieusement silencieux, et surtout les heures et jours qui suivirent, où l'auteur-récitant arpente la désolation qui fut une grande ville, et ces corps brûlés, déchirés, des êtres qui ont perdu leur identité et toute humanité, qui seront bientôt bannis de la vie sociale, comme ces quelques jolies femmes défigurées et mutilées à jamais qui ne pourront plus prétendre à trouver un mari (on citera le bouleversant poème « Pour une dame »).

Au fil des années, ces poèmes qui témoignent d'abord de l'horreur et du deuil, vont, au tournant des années 1950-1951, prendre une dimension de protestation militante. Protestation d'une part contre la chape de plomb imposée par les autorités, et américaines, et japonaises, qui ne permet même pas de commémorer ouvertement, et d'autre part contre la menace imminente de réitération de ce drame absolu en Corée (que Hara Tamiki pour sa part ne supportera pas, il se suicidera). Ces poèmes crient tous les sentiments que chacun pouvait ressentir dans ces temps terribles : l'anéantissement, la douleur, la compassion, mais aussi le ressentiment et la colère, voire même un désir de vengeance. Les mots sont crus pour traduire les plaies physiques à vif, purulentes, et les plaies morales. On dirait un reportage au coeur de l'horreur, dans un style parfois chaotique comme une vision de cauchemar, parfois quasi-romantique.

Cet ouvrage paru en 2008 aux éditions Laurence Teper, dans une collection « Bruits du temps » pose formidablement bien le concept : un lieu, l'Histoire, des poèmes. Il a tout pour plaire allant bien au-delà d'un simple recueil de poèmes. En effet, le traducteur, poète et universitaire émérite Claude Mouchard nous propose une longue partie introductive sur cette littérature de la bombe et le positionnement de Tôge, scandée de rappels historiques passionnants éclairés par des notes et de quelques photos d'époque. Puis les poèmes s'enchaînent sans jamais relâcher l'intérêt du lecteur, vu leur diversité de style, de point de vue juste avant – juste après – plus tard. Enfin, une postface de trois pages de l'auteur, datée du 10 mai 1952, justifie sa qualification pour parler des faits, il y était bien, et a vu de lui-même, mais aussi et surtout se veut un véritable manifeste politique contre la guerre et les manipulations des politiciens. Il nous alerte sur le souvenir qui se perd, déjà, à peine quelques années après, sur un pouvoir politique non démocratique, et sur le risque inédit qui plane désormais sur le monde, qui trouve plus que jamais aujourd'hui une inquiétante résonnance dans ces quelques lignes :

« J'aimerais ajouter ceci : je chante dans mes poèmes le désir de paix ; cependant la marche des temps est si rétrograde que j'en viens à être dépouillé de mes libertés humaines fondamentales. Je n'ai à peu près aucune chance, faut-il le dire, de vivre de ce genre d'activité littéraire, et les pressions, tangibles ou non, s'accroissent ; elles s'aggravent régulièrement. Voilà une preuve indiscutable que la politique conduite aujourd'hui au Japon ne tient nul compte de la volonté du peuple et se laisse entraîner de nouveau à la guerre. Au demeurant, je tiens à dire que ceux qui exercent ces pressions sur moi agissent entièrement contre l'humanité même. Ce recueil de poèmes est offert à tous ceux qui aiment toute l'humanité ; c'est en même temps, pour ceux-là, un livre d'avertissement. »

En conclusion, j'ai trouvé ce recueil magnifique, dont les poèmes sont peut-être comme l'affirme le prix Nobel et auteur de Notes de Hiroshima, Kenzaburô Ôé, « les poèmes les plus admirables qui aient été écrits sur les drames causés par le bombardement atomique et la dignité de l'homme qui ne capitule pas devant eux. »
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