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Critique de michfred


Être juif et guide, des camps de concentration polonais n'est pas un petit travail tranquille.

Dans une longue lettre au directeur de Yad Vachem - le mémorial de la Shoah à Jérusalem-  qui est son employeur,  le narrateur, historien patenté,  spécialiste de la Shoah, et guide exclusif des groupes israéliens envoyés visiter Chelmno, Treblinka, Belzec, Majdanek, Sobibor ou Auschwitz -Birkenau , se plaint amèrement de ses conditions de travail....

Sa missive  peut passer, au début, pour  une satire grinçante , une fable cynique.

Le guide touristique de la Solution finale, il fallait l'oser !

 Ainsi, chaque camp  pour notre guide, a ses propriétés intrinsèques, son individualité,  sa spécialité : Chelmno,  c'est le "cynisme de sa fourberie", Auschwitz , "la corrélation de deux desseins, l'un meurtrier, et l'autre économique", Treblinka, "un lieu dédié,  sur une échelle gigantesque, à l'asphyxie, la crémation de chair humaine", Sobibor est à la fois " lisière de l'Europe, bout du monde, (...) , fin de l'humanité ", Belzec,  le "summum de l'efficacité 'tandis que  Majdanek demeure l'"incarnation de l'essence même du fascisme".

Le guide-narrateur est inépuisable, intarissable, sa science en la matière est sans limite, exhaustive,  il se montre dans ses explications d'un pointillisme si exigeant qu'il en paraît lui-même dénué d'affects.

Le dévouement qu'il met à accomplir sa tâche est presque une dévotion: il laisse en Israël un petit garçon et une jeune femme qui se languissent de lui, en oublie son confort, son apparence, se clochardise peu à peu au point de ressembler à ces vieux chiffonniers  juifs du ghetto dont il tente de faire revivre le souvenir auprès de ses visiteurs.

C'est qu'il a affaire à forte partie.

La mémoire est si monstrueusement oublieuse, si perfidement manipulatrice, si scandaleusement négationniste.

Le  monstre qui a édifié , un jour,  ces enfers concentrationnaires, est toujours là, tapi dans cet oubli, ces altérations, ces dénis. Et le monstre qui hante la sienne , de mémoire, est toujours si violemment vivant.  

Il faut toujours dire, redire, expliquer, corriger. Au risque de se perdre. de devenir fou.

En face de lui, des ados gâtés, sans culture, qui chantent et dansent sur le sol martyre de Sobibor,  sur la cendre de Belzec, sur les charniers de Birkenau et qui, entre eux, osent dire que c'est ainsi, chez eux, qu'ils devraient traiter les Arabes, que ce ne sont pas eux, les sépharades et les sabras, qui auraient laissé leurs femmes et leurs enfants aller à l'abattoir comme ces lopettes d'ashkénazes...

Il est inlassable, le guide, il essaie de leur expliquer, à ces petits monstres sans mémoire.  En vain. Ils sont si jeunes...comment leur en vouloir?

Pourtant les adultes, eux aussi, s'y mettent. Et requièrent le savoir de notre pauvre  guide pour...parfaire la crédibilité d'un futur jeu vidéo !  Ils sont si vides, comment leur en vouloir?

Quand ce n'est pas pire encore: si l'antisémitisme endémique des Polonais est une réalité -mais quelques pogroms ne sont ils pas un jeu d'enfants au regard de la monstrueuse Solution finale?- notre guide est persuadé que c'est un arbre qui cache la forêt et que, à l'abri, résiste un monstre froid, toujours bien vivant et qu'on semble négliger : l'esprit de destruction méthodique et industrialisé d'une Allemagne que  L' Histoire semble avoir une fois pour toutes exonérée de ses fautes.
"(...) comparer la responsabilité des Polonais à celle des Allemands était une terrible déformation de l’Histoire, (...) Pourquoi avez-vous tant de mal à haïr les Allemands ? Moi, c’est cette question qui m’intéresse" objecte le guide-narrateur à un de ses visiteurs.


Au bout de cette longue lettre- et ce court roman- qui raconte son chemin de croix, si j'ose dire, notre guide va rencontrer un dernier monstre. Et lui régler son compte.

Un livre extraordinaire,  tout en tension,  en subtilité,  qui passe d'une ironie amère à un constat poignant,  et pose, courageusement,  les bonnes questions, face à ce devoir de mémoire de plus en plus difficile à accomplir face à une jeunesse amnésique, face à  une époque cynique, consumériste.  Et barbare.

Merveilleusement écrit, le Monstre de la Mémoire est un chef d'oeuvre à porter au crédit de cette jeune littérature israélienne que je continue de découvrir et qui ne cesse de m'étonner par ses qualités critiques, son sens de la dérision et sa vision pertinente et dérangeante des réalités contemporaines.

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