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Critique de JustAWord


C'est par la légende que vivent les Hommes.
Ys, la fameuse ville engloutie, sorte d'Atlantide à la bretonne, fait partie de celles-ci. Mais de ville engloutie, il n'est point question pour Dominique Scali, c'est même tout le contraire puisque la mythique Ys n'a jamais sombré. Elle est une île entre Saint-Jean-de-Terre-Neuve et Ouessant, un bout de terre insubmersible assailli par les vagues et les tempêtes que n'ont jamais réussi à conquérir les François et les Anglois.
Une puissance maritime qui rayonne sur l'Océan Atlantique et qui s'est imposée, au fil du temps, comme un lieu incontournable du commerce marin. Terrain de jeu imaginaire, transformant la légende en une autre légende, jouant avec une fantasy dénuée de magie et pourtant toute pleine de personnages extraordinaires, le second roman de la québécoise est un pavé de plus de 700 pages que l'on dévore avec un bonheur sans cesse renouvelé, un bonheur de terrien et d'aventurier qui nous emmène loin de chez nous pour mieux nous y ramener en secret.

Sur l'île d'Ys, on est issois et on s'ametelote, on vit de l'océan et des débris des (nombreux) naufrages mais aussi des bancs de morue et du pilotage.
C'est tout un vocabulaire, tout un mode de vie qu'introduit Dominique Scali. Mais c'est surtout une envie, celle de réenchanter notre monde connu, d'ouvrir une nouvelle voie pour trouver une ouverture que personne n'avait encore vu jusque là.
« Et dans mon dernier tour du monde, j'ai beau cherché, je n'ai rien appris de nouveau. » avouera Joseph-Louis Raqueliffe, lieutenant d'une frégate issoise. Un drame complet, une catastrophe. le marin qui perd son cap, à bout de choses nouvelles, d'horizons étrangers à dévorer. Dominique Scali, elle, a décidé de refuser ce cul-de-sac, prenant la plume pour inventer un ailleurs qu'on n'aurait pas découvert, un endroit qui reste à explorer, à étudier, à ressentir, à éprouver. Elle nous emmène alors sur les rivages de l'île d'Ys, cette île qui n'existe pas et qui, en un sens, nous est pourtant si familière.
Une île de luttes, à la fois contre la Nature et contre le Système, une part de nul part dans un monde pourtant lui-même bien réel.
On y suit d'abord Enoc Martel, un duelliste qui a tout quitté, sa gloire, son titre, sa Cité, pour se rendre aux Échouements, ce « biscuit brisé en deux » fait d'échancrures et de grèves sablonneuses. Son envie à lui, se faire désirer, se faire rappeler à la Cité par les puissants car l'île d'Ys est scindée en deux, séparée entre rivages et Cité par une muraille qui distingue les citoyens des autres, qui fait le tri entre les riches et les pauvres, ceux qui ont la vie dure et ceux qui discutaillent dans les salons. Enoch Martel pourrait être le grand personnage de ce récit, il a tout pour : l'intelligence, l'habilité, le charisme et, bien sûr, l'épreuve qui l'attend. Mais il n'en sera rien puisqu'il rencontre très tôt une jeune fille un peu entêtée et pas mal audacieuse. Une orpheline du nom de Danaé Poussin qui va prendre avec lui le chemin d'une vie extraordinaire, à la fois insignifiante à l'échelle de la Nation et tellement importante dans la vie des Grands de ce récit.
Les marins ne savent pas nager est traversé de toutes parts par ces orphelins, ces sacripants, ces enfants-sans-destin que l'on penserait voué à la mort ou à la misère voire aux deux. À ceci près que Dominique Scali a d'autres projets pour eux. Une école, un enseignement, une chance. C'est ici que débute un certain goût pour l'utopie, cette volonté de révolutionner les choses, de changer les possibles. Mais comment faire ça dans une société qui semble scléroser depuis des années dans ses traditions et ses organisations. Où l'on fait entrer et sortir des gens de la Cité à l'occasion d'un comblement démographique opportuniste, comme si l'on gagnait à une loterie où le mérite a autant à dire que le piston, sorte d'ascenseur social au goût de roulette russe.

Organisé en cinq parties, le roman de Dominique Scali alterne entre l'histoire de ses personnages, et notamment la vie et l'oeuvre de Danaé Poussin, et l'histoire de son île, donnant régulièrement des informations sur le passé et sur les coutumes du peuple issois. L'occasion de se rendre compte, si l'on en doutait encore, que la Québécoise a tout prévu, tout pensé, dans les moindres détails, du système politique avec ses partis aux rites funéraires en passant par certaines dates clés qui vont autant influencer le lecteur dans sa compréhension de l'île que sur la vie des personnages qu'il suit depuis le début entre les mâts brisés et les rafales de vent. Pour parfaire le tout, c'est une langue incroyable qui va venir habiter le récit, un argot qui deviendra rapidement pour nous comme allant de soi, une façon de parler qui donne un caractère si marin et véritablement à part au roman. Un tour de force du langage tellement réussi que tous les termes extravagants deviendront les nôtres à la fin et qu'aucun lecteur ne se demandera en fermant le livre ce que c'est que d' « être issois ».
Dominique Scali explore sa société imaginaire avec une maestria qui force le respect, mais, surtout, elle nous offre des personnages à la fois innombrables et remarquables, chaque second rôle avec son histoire et ses démons, arrosés de noms aussi évocateurs que Nuala Parcoeur, Jacques Daligaut-Dutremble, Cléden Roussy, Artimon Phélan, Jean Maubranches ou encore Alizée Quintal, comme une synthèse parfaite entre français, anglais et breton. Tous ces personnages pourtant sont loin de n'être que des noms, ils vivent et souffrent entre les mains de l'autrice, et l'on s'étonne de voir naître un aristocrate-assureur qui consument les femmes comme il les aime, de voyager aux côtés de deux matelots qui feront le tour du monde avant de se séparer et de se retrouver, de connaître une matrone qui profite des orphelins du rivage autant qu'elle les chérit à sa façon. C'est dans la force de son imaginaire humain que cette fresque va tirer le plus son épingle du jeu, suant corps et âmes pour peupler son île, comprenant que le mythe n'est rien sans la chair.

Et puis, ces marins qui ne savent pas nager, c'est aussi l'étude d'un monde où la révolution est un échec. Un monde où seul le labeur et l'effort payent…ou pas. C'est tout la beauté et le drame de la grande-petite histoire de Danaé Poussin, qui va traverser les années et les lieux, connaissant amour(s) et trahison(s), révolte et envie de tout abandonner.
Dominique Scali regarde la société comme un Léviathan, comme une chose que le peuple fait et défait, et pas forcément pour le mieux. N'abattant jamais vraiment les classes mais les faisant tourner, les riches d'hier pouvant devenir les pauvres de demain. Au centre, les plus perspicaces devineront le rôle primordial et pourtant si minimisé des femmes, de la saleuse des Échouements à l'aristocrate rompue à l'art de remplacer son mari en passant par celle dont la beauté s'écrase sur la réalité de la Cité. C'est un roman sur l'inégalité des chances, sur les débris qu'il reste alors que la vie va et vient, que l'on peut d'un jour se retrouver derrière des murailles avant de devoir se cacher au fond d'une grotte pour éviter la montée des eaux le jour qui suit.
Il est vrai que sur l'île d'Ys, les marins ne savent pas nager…mais Danaé, elle, le peut. Elle nage depuis son plus jeune âge, se donnant courage pour aller plus loin. Elle connaîtra tout et le lecteur avec elle. La question reste pourtant : « Et après, cela suffira-t-il ? ».
C'est une histoire de réhabilitation, une histoire qui semble tirée des flots un peuple têtu et obstiné qui ne veut pas finir noyé, qui a le mal de mer (ou devrait-on dire le mal des novices) devant son immobilisme et son incapacité à reconnaître les petits qu'ils abandonnent au bord du rivage.
Une histoire de femmes de roc et de courage dans une société encore par trop masculine, où l'autrice prend un malin plaisir à nous laisser guider par une femme, justement, ni héroïne hors-du-commun ni aventurière en diable, juste grande et émouvante par la justesse de ses rêves et de ses actes.

Nous voici, sans l'avoir compris, à la fin de ce roman-monstre, véritable livre-univers aux senteurs marines incomparables, où la mer est un personnage cruel à part entière. Nous voici comme Dominique Scali l'a voulu et l'a prédit dès les premières lignes : orphelin. Orphelin d'un texte majeur, un véritable joyau à la construction ciselée et à l'écriture incroyable, inventive et cohérente, audacieuse et pourtant si proche.
C'est un grand roman que nous offre Dominique Scali, un roman de terriens et d'aventuriers, où les personnages sont autant de phares dans un récit qui n'en finit pas, qu'on voudrait ne jamais voir arriver à son terme.
Histoire de rester dans la Cité ou sur les rivages, à regarder les épaves et les navires, les matelots et les sacripants, les hommes et les légendes. Histoire d'être issois, de vrais issois.
Lien : https://justaword.fr/les-mar..
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