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Critique de Presence


Comme son titre l'indique, ce tome est le quatrième de la série. Comme ladite série raconte l'évolution de la relation entre 2 personnes, il vaut mieux avoir commencé par le premier tome. Il a initialement été publié en 2016, sans prépublication. Stjepan Šejić en est l'auteur complet : scénario, dessins et couleurs, lettrage.

Le tome commence par montrer comment a débuté la relation entre Harper Thomas (le propriétaire du club BDSM Crimson) et Tanya Wilkins (au départ sa comptable). Puis Lisa Williams emménage chez Allison Carter, aidée par son grand frère Mike (celui avec des problèmes de couple) et son petit frère Jimmy, tous les 2 impressionnés par l'allure d'Allison, et son tailleur strict. Les 2 amies peuvent enfin se livrer à des occupations plus intimes : glander devant la télé en mangeant des pizzas. le lendemain elles vont au boulot chacune de leur côté, et Lisa va boire un coup avec Anne (l'artiste tatoueuse) et Cassie (la soeur de Chris, la femme de Tom). de son côté, Allison prend des nouvelles d'Alan (l'associé de Chris) par téléphone.

Lisa Williams est bien décidée à se faire faire un tatouage discret sur la fesse droite, et elle s'adresse à Anne dont c'est le métier. Elle hésite également fortement à se faire piercer les tétons, dans le même salon, car elle sait que cela ferait très plaisir à Allison Carter. Mais elle ne sait pas trop si elle le ferait pour elle-même ou pour sa copine. Anne se rend compte qu'elle apprécie de plus en plus les écrits érotiques de Lisa, en particulier ceux qui mettent en scène une dominatrice (une version fictive d'Allison) et sa soumise (une transposition de la condition de Lisa), avec une nouvelle s'initiant au sadomasochisme. du coup, leur rencontre suivante à toutes les 3 autour d'un verre exhale comme un parfum de malaise et de non-dit.

La relation entre Lisa Williams et Allison Carter atteint un nouveau palier puisque la première emménage chez la deuxième, moyennant participation au loyer. Elles franchissent cette étape dans le cadre d'une amitié présentant un à côté significatif, dans la mesure où elles entretiennent également une relation sexuelle dominante / dominée. Mais l'une comme l'autre ne parlent pas d'amour, alors que le scénariste a clairement indiqué dès la première scène du premier tome qu'il s'agit bien de cela. le lecteur est donc invité à continuer de suivre le développement de leur relation. Elles dorment ensemble, elles se chamaillent, elles se soutiennent, elles continuent leur exploration des plaisirs sexuels saphiques de type dominante / dominée.

Comme le laisse subodorer la direction de l'intrigue, Stjepan Šejić développe son récit sur l'axe d'une relation amicale qui devient amoureuse. Lisa et Allison se rendent compte chacune de leur côté de la force de leur sentiment respectif, sans réussir à le reconnaitre chez l'autre. Il est donc question d'estime de soi, d'incapacité à interpréter des signaux d'une communication non verbale, d'incompréhension et d'inquiétude, avec des réactions de défense prenant la forme de propos blessants. C'est une façon réductrice de reformuler les choses, car Allison et Lisa ont chacune leur propre caractère et éprouvent des sentiments bien réels, avec une envie de faire plaisir à l'autre (autrement que sur le plan sexuel), de devancer ses souhaits. L'auteur se montre habile à concocter des situations dans lesquelles les incompréhensions mutuelles se transforment en quiproquos délicats. Par exemple, à force de taquiner Anne, Lisa lui donne l'impression de lui faire des avances un peu tordues. En voyant ce comportement de l'extérieur, Allison en déduit à tort que Lisa est en train de les manoeuvrer en vue d'un plan à trois. Cette conclusion erronée la pousse à s'interroger sur la nature réelle des sentiments de Lisa à son égard et sur la forme de transaction personnelle existant entre elles.

Vu sous cet angle, il semble à Allison que l'amitié de Lisa est dépendante de sa satisfaction sexuelle, et qu'il y a une forme de donnant-donnant dans leur relation personnelle. du coup, si elle n'est plus à la hauteur, cela remet en question l'existence même de cette relation. Cette position inconfortable le devient encore plus du fait de l'activité d'auteure de fictions érotiques de Lisa. En effet, Allison peut les lire et elle y découvre une dominante inventive, toujours pleine d'entrain, devinant et prévenant les désirs de sa partenaire, sachant exactement jusqu'où aller trop loin avec sa soumise. Elle peut donc découvrir la manière dont Lisa fantasme le rôle de la dominante, fantasme forcément supérieure à la réalité, à la femme qu'est Allison. Ainsi le lecteur voit souffrir émotionnellement ces 2 femmes pourtant tout attentionnées l'une à l'autre. le scénariste montre comment Anne se retrouve prise entre l'arbre et l'écorce, sans que Lia ou Allison en ait eu l'intention.

Comme dans les tomes précédents, Stjepan Šejić dose avec soin ses ingrédients. Il prend le temps de montrer les preuves tangibles de l'amitié qui unit Allison et Lisa. le lecteur peut observer Lisa sourire devant le comportement enfantin d'Allison (se collant une pièce de puzzle sur le front). Il peut apprécier la proximité physique des 2 amies quand elles s'appuient l'une sur l'autre, avachies sur le canapé. Il sourit devant les réactions d'Anne, quand elle est asticotée sans malice par Lisa, ou quand elle découvre le contenu de la chambre BDSM de la maison d'Allison (tous les accessoires et les tenues). le lecteur peut s'agacer de voir que les personnages féminins ont tous la même morphologie, et se distinguent surtout par leur coupe et leur couleur de cheveux. Par contre il est touché par l'empathie qui se dégage d'elles grâces aux expressions de leur visage, et leur langage corporel. Impossible de résister aux moues expressives d'Anne, aux expressions plus nuancées d'Allison et à son sourire discret (rappelant que la dominatrice domine la situation car elle en sait plus que les autres). Impossible ne pas ricaner en voyant les 3 dames un peu éméchées faire une blague au téléphone, ou réaliser un selfie très enjoué.

En tant qu'artiste complet, Stjepan Šejić conçoit ses séquences avec soin, qu'il s'agisse des découpages de planches ou de chaque case prise une par une. Comme son récit s'inscrit dans le registre entre la comédie romantique et la comédie dramatique, il doit mettre en scène de nombreuses conversations et dialogues. Il prend soin de toujours les contextualiser en indiquant visuellement où elle se déroule. Il n'insiste pas forcément sur le détail de chaque décor, mais il le rappelle de manière floutée (voire très floutée dans certaines séquences), jouant sur la continuité des couleurs et de des formes très vagues, pour que le lecteur conserve l'impression du lieu, sans qu'il ne le distraie de la conversation. Ainsi le lecteur conserve la vague impression de l'environnement, tout en focalisant son attention sur les paroles échangées et sur les gestes des personnages. Ce savant dosage permet de rendre chaque conversation unique (lieu, mouvements), tout en mettant en avant les réactions des interlocuteurs, et le cheminement de la discussion.

Il ne s'installe pas de monotonie dans la narration visuelle, car chaque discussion présente ses spécificités : lieu, personnages en présence, tenues vestimentaires. Comme dans la vie de tous les jours, les personnages mangent, se rendent au travail et ont leur vie privée (il y a même une personne pressée d'aller aux toilettes, et 2 autres qui attendent la place). Comme dans les tomes précédents, Stjepan Šejić dose les passages plus pimentés. Il est à nouveau question de période menstruelle, comme un fait de la vie, sans humour grossier ou misogyne, juste une réalité physiologique. L'acte proprement dit du piercing des tétons n'est pas montré, mais le lecteur accompagne Lisa chez la tatoueuse. Il assiste à ses interrogations quant à ses réelles motivations (pour faire une surprise et faire plaisir à Allison, mais qu'en est-il pour elle-même ?), ses atermoiements quant à la douleur, les soins nécessaires après coup et les précautions à prendre pendant la période de cicatrisation.

Comme dans les tomes précédents, l'auteur ne fait pas preuve d'une hypocrisie mal placée. Il a choisi de mettre en scène deux femmes pratiquants des relations sadomasochistes, et il le montre. Comme dans les tomes précédents, il ne s'attarde pas sur la dimension pornographique de l'acte, mais sur les accessoires, la recherche du plaisir, ainsi que les émotions. Son objectif n'est pas de montrer des gros plans gynécologiques, mais de montrer des pratiques. Ce choix induit qu'il s'arrête généralement aux préliminaires et qu'il laisse la suite à l'imagination du lecteur. Lorsque Sarah Benes vient interviewer Alan Benson au club Crimson, des artistes sont en train de se produire sur scène. Stjepan Šejić ne dessine pas le spectacle érotique, il se concentre sur les réactions d'Alan, de Sarah et de Marco (qui accompagne Sarah). le lecteur se doute bien que les artistes doivent se contorsionner pour atteindre des positions érotiques hors de portée du commun des mortels, mais il s'amuse plus à voir les réactions étonnées et contrariées de Sarah, ainsi que les efforts d'Alan pour justifier ce genre de spectacle.

Pour autant lorsqu'Allison et Lisa passent à l'acte (ou d'autres couples), Stjepan Šejić représente bien les tenues en latex, le placement du bâillon-boule dans la bouche, le surplus de salive qui en découle, le bandeau sur les yeux, les corps dénudés. Néanmoins il s'agit d'un érotisme plutôt soft, avec majoritairement des fesses ou des seins dénudés, et une seule fois une toison pubienne taillée en ticket de métro. Il n'y a pas de représentation du sexe masculin. L'artiste s'attache plus à représenter les accessoires et parfois leur usage : bâillon-boule, tenues en latex, cravache, menottes, cordes pour le shibari (sans montrer les marques sur la peau), piercing des tétons, ou encore d'étranges meubles permettant au dominant de faire prendre des positions inconfortables au soumis (lors d'une visite d'un salon dédié au sadomasochisme). Pour autant, cet ouvrage ne verse pas dans le porno-chic. L'auteur insiste sur la qualité d'outils de ces accessoires, sans jouer sur l'humiliation, sans verser dans une forme d'avilissement méchant et dégradant pour la personne.

Cette approche narrative insiste sur le fait qu'il s'agit bien d'un récit dont l'objet principal est l'histoire de la relation entre Allison et Lisa, et que les pratiques sadomasochistes y figurent parce qu'elles se sont rencontrées du fait qu'elles les pratiquent. D'ailleurs un lecteur venu pour la dimension érotique se sentirait floué car ces scènes représentent moins de 20% de la pagination totale. Néanmoins l'auteur continue d'aborder la question de ces pratiques, de ce qu'elles apportent aux dominants et soumis. Il est toujours question de confiance, de s'en remettre à quelqu'un d'autre (pour le soumis), d'être aux commandes d'une situation (pour le dominant) avec les responsabilités que cela implique, de la manière d'être attentif aux attentes (un peu particulières) du partenaire. Stjepan Šejić continue de dresser des parallèles avec d'autres formes de recherche de plaisir. Il montre que les individus s'adonnant aux jeux vidéo en ligne peuvent avoir des comportements tout aussi excentriques pour des personnes ne s'y adonnant pas. Il s'amuse à promener Allison et Lisa dans un salon de l'accessoire BDSM, avec un vocabulaire et des observations qui s'appliquent tout aussi bien à des individus fréquentant une convention dédiée aux comics. Il prend un malin plaisir à utiliser les arguments des cosplayeurs pour expliquer le plaisir qu'il peut y avoir à jouer le rôle d'un dominant, ou le rôle d'un soumis.

Stjepan Šejić ne se contente pas d'être espiègle, il intègre également quelques réflexions plus larges sur la recherche du plaisir. Cela commence par la réaction d'Anne prenant conscience du plaisir qui est le sien à lire de la littérature érotique. le plaisir est indéniable, mais il est accompagné par la gêne qui vient avec le constat d'une pratique sortant de la norme, voire réprouvée socialement (en tout cas non admise à voix haute en bonne société). Puis Alan Benson fait remarquer qu'elle dépense de plus en plus, peut-être plus que de raison, en accessoires, ameublement et tenues. Il pointe du doigt un comportement de séduction (Allison voulant impressionner Lisa) qui dépasse les bornes du sens commun, qui sort lui aussi de la norme et du raisonnable.

Lorsque Sarah Benes commence à interroger Alan Benson, en sous-entendant qu'il s'agit de comportements déviants, et que la représentation sur scène ne peut pas se justifier par une question de plaisir, ce dernier explique le mécanisme que ce qu'il appelle le virage. Dans sa recherche du plaisir (BDSM, ou autres), chaque individu est tenté d'aller plus loin, d'atteindre un nouveau palier. Cette progression suppose des moyens toujours plus importants, et passé un certain niveau (celui considéré comme admissible ou normal), le rapport entre l'investissement (moyens, budget, temps, prise de risque) et le retour (durée et intensité du plaisir) va devenir inversement proportionnels.

Stjepan Šejić se montre également fin psychologue dans sa manière de faire apparaître les accros dans les interactions entre Lisa et Allison. Il montre comment l'une et l'autre se trompent dans leur interprétation des signaux autres que verbaux de leur amie. Ce mécanisme n'est pas lié aux particularités de leur relation, et est transposable à tout à chacun. C'est l'art du narrateur que de faire ainsi apparaître à quel point le paysage intérieur, les a priori, les représentations mentales peuvent être différentes entre 2 personnes entretenant une relation intime. D'une séquence à l'autre, le lecteur découvre également des petites touches psychologiques sur l'importance de nourrir les relations d'amitié (sous peine de les voir s'étioler et se dissoudre), sur les ravages du manque de confiance en soi (à nouveau pour des raisons plus imaginées que réelles), sur les effets de l'alcool qui empire les ressentis émotionnels négatifs et qui coupe la capacité empathique, sur la façon dont l'esprit émotionnel l'emporte sur l'esprit rationnel, etc.

Au fil des pages, la personnalité d'Allison et de Lisa s'étoffe et la comédie se double d'une étude de caractères perspicace et pénétrante. L'auteur montre comment l'une projette sur l'autre ses doutes, ses attentes, sa façon de penser (plutôt que de l'écouter), accentuant en fait le décalage entre elles. Avec les écrits de Lisa, il montre comment cette dernière crée une version idéalisée d'Allison. Or cette dernière lit la nouvelle érotique en question. Elle se trouve confrontée à l'image idéalisée d'elle, par Lisa, à ce que sa compagne semble attendre d'elle. Ce portrait idéalisé est impossible à atteindre, à incarner dans sa perfection, ce qui pour elle la met dans une situation d'échec, incapable de pourvoir être à la hauteur de cette perfection imaginaire.

Stjepan Šejić oppose aussi avec sensibilité les 2 approches (rationnelle et émotionnelle) dans une relation. En pleine cirse de manque de confiance en soi, Allison commence à envisager sa relation avec Lisa sous un angle transactionnel plutôt qu'émotionnel. Malgré l'engagement que représente le déménagement de Lisa, elle en vient à essayer de quantifier ce que l'une et l'autre retirent comme bénéfice de leur relation mutuelle. Ce petit jeu de comptabilité aboutit à un constat aussi faussé qu'angoissant, de repli sur soi, se demandant ce qu'elle a à gagner dans cette transaction, et si elle en retire autant que l'autre partie, à savoir Lisa. Cela aboutit à réduire la relation à un échange marchand des plus cyniques.

Après un troisième tome moins enthousiasmant, Stjepan Šejić revient avec un tome très épais dont la pagination lui permet d'aborder tous les sujets connexes au thème principal. Ce dernier reste l'histoire de la relation personnelle entre Allison et Lisa, 2 femmes adeptes des pratiques BDSM. Alors que le lecteur en connaît déjà l'issue quelques années dans le futur (constat établi dans la scène d'introduction du premier tome), il reste fasciné par chaque développement. La relation saphique particulière avait pu constituer un argument vendeur pour mettre le nez dans cette série, mais l'auteur la développe comme un aspect dans une relation plus complexe, à l'opposé d'un simple artifice racoleur. Il raconte comment les enjeux émotionnels (amour, plaisir, image de soi) participent à modeler cette relation. Il met en scène deux jeunes femmes très sympathiques, très saines dans leur manière d'être, en proie à des émotions fortes difficiles à gérer.

À partir d'une relation fondée sur le même goût pour des pratiques réprouvées par la bonne société, l'auteur évoque aussi bien les difficultés de construire une relation, les particularités d'une sous-culture réprouvée par les gens normaux, les obstacles à la compréhension entre individu, des mécanismes psychologiques complexes, le côté arbitraire du bon goût et des sources de plaisir admissibles, la dérive des comportements vers l'obsessionnel, les nuances entre les différentes sortes d'intimité (psychologique, affective, émotionnelle). Ce récit intime est servi par un art consommé de la mise en images, donnant une impression de spontanéité et de vivacité, grâce à des techniques complexes de mise en scène et de gestion du niveau de densité d'information visuelle, parsemé de quelques dessins spectaculaires (la texture particulière du latex, ou un magnifique dragon).
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