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Critique de Desimoni


LA MORT EN FACE


Voilà un livre terrible.

Et – pour celles et ceux qui ne l'auraient pas encore lu – un livre dont on ne ressort pas indemne. Émotionnellement comme intellectuellement.


« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement »
François VI, duc De La Rochefoucauld (Maximes)


La mort est une certitude, une des lois impératives de la vie, de toute vie. Aujourd'hui je respire, j'existe et, un jour, je mourrai. Tout est dans l'approximation de ce « un jour ». Et si nous pouvons, passagèrement, dévisager la mort sans angoisse excessive, c'est grâce à ce flou temporel savamment entretenu. Je sais ma fin inéluctable mais, ignorant le jour et l'heure, j'incline à ne pas trop examiner cette échéance ultime. Telle est généralement l'attitude que nous adoptons face à notre propre finitude.


Pourtant, les auteurs ont eu ce courage – ou cette témérité : regarder fixement la mort. Celle, possible, de notre civilisation, dans un avenir qui pourrait se compter en dizaines d'années, et non reléguée à un futur qu'on se plaît à imaginer nébuleux et lointain. Ils l'ont fait, non par bravade, mais avec le scalpel acéré de la méthode scientifique, pour en exposer précisément les causes et ce qui pourrait s'ensuivre.


J'ai acheté ce livre après avoir assisté à une conférence de Pablo Servigne, l'un des deux auteurs, fin novembre 2017, à Lausanne. Agronome tropical et docteur en sciences, Pablo Servigne est chercheur indépendant et transdisciplinaire, conférencier et pionnier de la « collapsologie », une nouvelle discipline qui vise à penser l'effondrement systémique dans toute ses dimensions et sa complexité. Un conférencier jeune et sympathique, presque rassurant. Et surtout très convaincant : le discours est simple, clair, sans jargon scientifique, avec une parole à la première personne qui implique l'orateur lui-même (et ses auditeurs) dans ce que les hypothèses et les faits avancés peuvent avoir de déprimant. Et les questions qu'il soulève, ce qu'il présage sur notre avenir à tous, n'est pas vraiment réjouissant.


Par exemple :
N'est-on pas, aujourd'hui, « face à un nouveau type de risque, le risque systémique global, (…) qui peut rapidement entraîner aussi bien des petites récessions qu'une dépression économique majeure ou un effondrement généralisé » ? (Pablo Servigne – Raphël Stevens : Comment tout peut s'effondrer – p. 125)


Ou encore :
« N'est-il pas déjà trop tard pour préserver le climat d'un réchauffement catastrophique ? »


Si, par hypothèse, on renonçait sans attendre au pétrole, au gaz et au charbon – sans oublier les agrocarburants – causes majeures de l'actuel emballement climatique, il ne resterait plus grand-chose de notre civilisation thermo-techno-industrielle. Presque tout ce dont nous vivons aujourd'hui en dépend : la nourriture, les transports, l'habillement, le chauffage, la culture, l'emploi, le système de santé… Or ces sources d'énergie, comme d'autres, s'épuisent. Et rien n'indique que nous nous préparons activement à la fin de ces combustibles indispensables au moteur de la croissance… ou au tarissement d'autres éléments vitaux que nous persistons à prélever sans compter dans un stock de « ressources » non renouvelables. Bien au contraire : nous continuons d'accélérer au lieu de décroître, comme si la fuite en avant dans le « toujours plus » était le seul choix possible. Conséquence : un nombre toujours plus grand de sociologues, de scientifiques et d'institutions annoncent la fin prochaine de la civilisation industrielle telle qu'elle s'est développée depuis près de deux siècles (voir plus bas).


Le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens se confronte à cette réalité. Il présente une théorie de l'effondrement systémique en s'appuyant sur des données scientifiques et une réflexion sociologique solidement documentées et difficilement réfutables. Au point qu'il faut un peu s'accrocher pour ne pas déprimer dès les premières pages, tant les constats (pourtant connus) sont accablants et semblent définitifs. Après avoir posé le diagnostic (1) et ses implications prévisibles, les chapitres suivants tentent de répondre aux questions implicites que l'on se pose lorsqu'on évoque la fin probable d'une culture, d'un mode d'existence, d'un milieu humain avec ses valeurs et ses accomplissements : quand ? comment ? et moi, et nous, dans tout ça ? – avec la part d'incertitude incompressible qui subsiste, puisque la "collapsologie" n'est pas (encore) une science exacte.


Quoi qu'il en soit, ne serait-ce que pour ne pas demeurer dans l'ignorance, l'insouciance irresponsable ou le déni, il est important d'entendre ce discours et ce qu'il implique, sans paniquer, et peut-être se préparer, au moins moralement (afin de ne pas tomber non plus dans l'illusion – et la barbarie – survivaliste). Et pour résister aussi à la technolâtrie ambiante, aux arguments de ceux qui pensent que le salut viendra, comme par miracle, d'une technologie toute puissante, élevée au rang de deus ex machina. Arguments – et politiques – qui arrangent comme par hasard les tenants du business as usual et les profits qu'ils en retirent à court terme.


La perspective d'un effondrement civilisationnel a donc des implications éthiques et sociétales évidentes puisque, comme le prévoient, dans un court texte liminaire, des experts issus du monde politique et de l'université : « Lorsque l'effondrement de l'espèce apparaîtra comme une possibilité envisageable, l'urgence n'aura que faire de nos processus, lents et complexes, de délibération. Pris de panique, l'Occident transgressera ses valeurs de liberté et de justice ». (2) La montée actuelle des droites extrêmes dans de nombreux pays occidentaux pourrait, de ce point de vue, donner raison à cette sinistre prédiction.


L'an dernier (2017), en pleine Cop23, pas moins de 15'364 scientifiques, de 184 pays, ont lancé, dans une déclaration solennelle, un avertissement dramatique face aux risques de déstabilisation de la planète. (3) En cause : l'absence de mesures sérieuses visant à préserver l'environnement et les écosystèmes. Par milliers, ils tirent la sonnette d'alarme sur l'état de notre monde globalisé et affirment : « Bientôt, il sera trop tard ».


Et aussi :


« Depuis 1992, hormis la stabilisation de l'amenuisement de la couche d'ozone stratosphérique, l'humanité a non seulement échoué à résoudre les principaux défis environnementaux énoncés mais, de façon alarmante, la plupart d'entre eux se sont considérablement aggravés. La trajectoire actuelle du changement climatique est considérée comme potentiellement catastrophique en raison de la hausse des émissions de gaz à effet de serre liée à la combustion des ressources énergétiques d'origine fossile, la déforestation et la production agricole - en particulier l'élevage des ruminants pour la consommation humaine de viande. En outre, nous avons déclenché un nouvel épisode d'extinction de masse, le sixième en 540 millions d'années environ, à l'issue duquel de nombreuses espèces vivant actuellement pourraient être anéanties ou du moins vouées à l'extinction d'ici la fin du siècle. »


Il vaut la peine de prendre quelques minutes pour lire l'intégralité de cette proclamation dont plusieurs constats donnent froid dans le dos.


En réalité, et sans jouer à Philippulus le prophète de malheur, il est déjà bien trop tard pour prendre les mesures radicales d'autolimitation, de sobriété volontaire et de reconversion qui auraient sans doute été efficaces si elles avaient été décidées dans les années 80... C'est la thèse du livre, et elle semble irréfutable.


Bonne lecture !


(1) limites infranchissables du « système Terre » bientôt atteintes, périlleuses frontières invisibles allégrement transgressées
(2) Michel Rocard, Dominique Bourg et Floran Augagneur, 2011 - Comment tout peut s'effondrer – p. 9
(3) Mise en garde des scientifiques du monde à l'humanité : deuxième avertissement http://scientists.forestry.oregonstate.edu/sites/sw/files/French_Scientists%20_Warning_Laitung_Fumanal.pdf
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