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Critique de mariecesttout


En exergue:
"Le glacier frappe dans le placard,
Le désert soupire dans le lit,
Et la fêlure sur la tasse s'ouvre,
Chemin vers le pays des morts." W.H. Auden

Et ce livre porte une double dédicace aux sept qui moururent le 18 juin 1942 dans l'église Saints-Cyrille-et-Méthode mais aussi à la mère et au père de l'auteur, Olga et Zdenek Slouka, qui vécurent ces années et la moitié de l'histoire.
Cela a son importance, il me semble, même si c'est bien un roman, tant on sent à la lecture de tendresse dans les souvenirs .

Quand la mère du narrateur était elle-même enfant, son père lui avait raconté une légende, la légende du monde sous les étangs:
"Sous les étangs existe un monde. Ceux qui y vivent passent leur journée à regarder vers le haut, comme des astronomes, à regarder les signes venus du monde d'en haut, pleurant ce qu'ils avaient perdu. le bouchon rouge d'un pêcheur qui touchait le ciel, la langue rose d'un chien lapant l'horizon, des enfants vêtus de bulles argentées, comme des oeufs de grenouille, qui s'épluchaient et les suivaient quand ils remontaient à la surface d'un coup de pied..Telles étaient les choses pour lesquelles ils vivaient et durant les longs hivers, ils restaient assis dans le noir glacé près de leurs bougies vert d'eau et se racontaient des histoires fantastiques sur les choses qu'ils avaient vues et qu'ils ne comprenaient pas.
Mais, lui avait dit son père , le trpaslik( elfe) qui connaissait bien le monde d'en haut dans toute sa beauté et sa corruption ,était triste pour eux. Sans comprendre qu'ils aimaient leur tristesse, que la vérité serait comme un poison pour eux, il décida de leur dire ce qu'il savait… Il les trouva, ondulant comme toujours telles des algues dans le courant, le regard levé vers leur ciel aqueux, des larmes aux yeux. Il allait les sauver, pensa-t-il. Il se mit à parler, mais au fur et à mesure, une tristesse plus grande encore s'inscrivit sur leur visage, une tristesse différente de celle qu'il connaissait, et ils se plièrent en deux comme s'ils souffraient et tentèrent de se boucher les oreilles de leurs douces mains vertes; et quand ils découvrirent qu'ils ne pouvaient bloquer le son de cette voix qui leur disait la vérité, ils lui entourèrent la gorge de ces mains vertes et le retinrent jusqu'à ce qu'il cesse de parler. Quand le trpaslik se réveilla, l y avait dans son coeur une douleur et un amour qu'il n'avait jamais connus, et il leva les yeux vers le ciel de lumière aqueuse qu'il ne comprenait pas et se dit que s'il pouvait le regarder pour toujours, il ne désirerait plus jamais rien d'autre."

Une légende qui l'a tant marquée, que quand elle-même racontait cette histoire à son fils, elle n'en racontait en fait que la moitié, et jamais la fin qu'elle prétendait avoir oubliée; comme elle ne lui parlait jamais de son propre passé. Gommé.
Pourtant, comme tous les enfants, surtout quand ils sentent qu'il existe des choses cachées, il écoutait, devinait et tâchait de comprendre. Et il savait certaines choses:
"Qu'il y avait eu une guerre. Que tous les gens qu'ils connaissaient l'avaient vécu d'une manière ou d'une autre. Que la Tchécoslovaquie , le pays d'où venaient mes parents, avait été envahie. Que certains s'étaient battus contre l'envahisseur et d'autres non.
Je savais d'autres choses encore. Je savais que dans le passé , il y avait eu quelqu' un que ma mère aimait beaucoup. Qui était parti chasser sous la pluie un matin et n'était jamais revenu. Qui s'était perdu dans la forêt. Ou qui s'était trop penché sur l'eau. Je le savais à la manière dont les enfants savent les choses et le savoir ne me choquait pas."

Est-ce que la vérité aurait vraiment été un poison, comme dans la légende, est-ce que ne pas raconter à son enfant sa propre histoire, ne le laisser construire sa propre identité qu'à partir du « monde visible », en le préservant des drames d'un monde englouti , en pensant qu'il est possible , comme dans certains quartiers de Prague , de reconstruire une autre strate de vie comme les habitations ont été reconstruites , de laisser le temps enterrer le passé de plus en plus profondément , est vraiment possible? Je ne le sais pas, mais cela donne en tout cas à un romancier du matériel à creuser..

Tout comme enfant,il interrogeait l'entourage de ses parents pour chercher à en savoir plus sur ce que soit disant sa mère avait oublié,mélangeant un peu tout ,le monde de l'étang , les hommes dans la crypte, qui ils avaient tué, comment, pourquoi, cherchant à combler les vides d'incompréhension laissés par les silences adultes, le narrateur devenu lui-même adulte va continuer l'enquête sur place, à Prague, interrogeant tous les anciens témoins ayant survécu susceptibles de le faire parvenir à reconstituer l'histoire de sa mère , de l'homme qu'elle a passionnément mais très brièvement aimé, et du couple formé par ses parents . de sa propre histoire familiale donc. Bien sûr, il n'y parviendra pas. Ou très peu. Des bribes de mémoire..:
"Ils avaient été là, tous, et maintenant ils étaient partis. Comment expliquer une chose pareille? Ils s'étaient adossés à un mur chauffé par le soleil, en cet après-midi particulier de juin, s'étaient frotté le nez avec le poignet, avaient écarté de leurs doigts les deux oreilles d'un abricot trop mûr. Et maintenant ils n'étaient plus. J'en étais venu à aimer deux d'entre eux: leurs voix, si je devais l'entendre à nouveau dans ce monde, me serait plus familière que la mienne. Mais d'autres les avaient connus. Moi pas- pas vraiment.
Quelqu'un a dit un jour: à la fin de toute vie, il y a un point final, et la mort se moque que le texte soit fragmentaire. C'est à nous, les vivants, de fournir une forme quand il n'en existe pas, de sauver des flots même ceux que nous n'avons jamais connus. Comme des mendiants, nous devons raccommoder l'univers de notre mieux."

Alors, pour raccommoder cet univers , dans le dernier chapitre intitulé 1942, Un roman, cette histoire de passion et de mort, il va l'inventer. du moins en inventer les détails car le contexte historique est bien réel . Celui de l'assassinat de Reinhardt Heydrich par des résistants tchèques, des représailles qui suivirent au cours desquelles 10 000 tchèques furent exécutés ou déportés, et de ce qu'il advint de ces résistants , réfugiés dans une église orthodoxe et dont aucun ne fut capturé vivant.
C'est un chapitre effectivement très fort, mais que j'ai trouvé finalement assez retenu quand on en lit un peu plus sur les évènements survenus. L'histoire d'amour( en fait, les deux histoires d'amour..)est, elle, magnifique.

C'est un très beau roman , très fin et très tendre , qui parle du monde de l'enfance et ses perplexités, des non-dits familiaux et de la nécessaire recherche d'une vérité dans son histoire familiale qu'on ne pourra bien sûr que réinventer . Et aussi de la possibilité de construire sa propre identité en sachant que cette histoire familiale est toujours un "roman" dans lequel subsisteront toujours des mystères qu'il faut accepter.

"Je me demande comment il la retrouva dans une telle obscurité. S'il ne dit rien du tout et se contenta de la ramener- car que pouvait-il faire d'autre?-lui tenant le bras sur le sentier jonché de branches cassées, cette femme rendue invalide par la douleur. S'il y avait un moyen sur cette terre, dans cette vie, pour qu'elle ne le haïsse pas à cause de ça.
Mais je lui souhaiterais maintenant-une forêt infinie et vingt ans jusqu'à l'aube."












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