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Critique de berni_29


Les Vilaines m'ont invité dans le parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. Ou c'est plutôt une certaine Camila Sosa Villada qui m'y a invité. Elle nous raconte une histoire sans doute très proche de la sienne.
J'ai découvert dès les premières pages la communauté trans qui habite ce lieu, comme un territoire protégé. Doublement protégé. Il y a l'endroit tout d'abord, et puis il y a la pension aux murs roses de la Tante Encarna. Celle-ci protège tout ce petit monde de prostituées trans qui est en quelque sorte sa famille.
Une des premières scènes du récit est touchante : il s'agit de la découverte d'un nourrisson au fond d'un bosquet. Deux bras vont l'extraire parmi les griffes de ce buisson, c'est comme un acte de renaissance, ce passage est beau comme un conte de Noël. D'ailleurs, qu'à cela ne tienne, on l'appellera Éclat des Yeux.
Oui il y a ici quelque chose qui relève du conte, de la fable. Mais ce récit est fortement inspiré de l'histoire de Camila Sosa Villada, une sorte d'autobiographie teintée d'onirisme et parfois même d'un fantastique débridé comme la littérature sud-américaine sait parfois si bien nous offrir.
On y rencontre des Hommes sans Tête fuyant les guerres d'Afrique où ils ont été décapités, on y croise des Femmes Corbeaux qui descendent des beaux quartiers avec une impunité de classe, ce sont des trans hautaines presque méprisantes qui ne s'assument pas forcément, continuant d'avoir une aura de garçons.
Mais ici, celles que nous allons côtoyer durant plus de deux cents pages d'une écriture formidable, viennent de la rue, évoluent dans la rue, mourront peut-être dans la rue, même si l'une d'elle se transforme peu à peu en oiseau...
Le parc Sarmiento est un territoire de deux cents pages grand comme le désir et l'amour. Furieux comme l'incandescence. Violent comme la misère et la répression.
Les pages suivantes nous plongent de plein pied dans la réalité du monde trans et de cette communauté ; plus qu'une communauté elle est devenue une famille de soeurs, d'amies que Camila Sosa Villada nous invite à mieux connaître dans une sororité sensible.
Être trans est une fête, clame-t-elles toutes d'une même voix, avec l'amertume cependant d'être un peu orphelines puisque leurs vraies familles les ont abandonnées à la rue ou bien dans des foyers insalubres. Mais au fond, Tante Encarna est sa maison rose n'est-elle pas leur vraie famille désormais ?
Le récit oscille entre la vie diurne des hétérosexuels et la vie nocturne des trans. Ce sont deux mondes si différents qui se couturent par l'itinéraire que nous raconte Camila de son propre chemin.
La vie diurne c'était cette vie respectable qu'on voulait si bien lui apprendre. La vie familiale, la vie universitaire, la vie que l'on voulait ordinaire...
D'un garçon qui s'appelait Christian elle va peu à peu devenir Camila. Elle est ainsi devenue Camila.
Un jour elle a eu envie de tourner le dos à cette vie, quitter ce corps de garçon qu'elle pensait « avoir usurpé sans aucune permission », s'enfoncer peu à peu dans la vie nocturne.
« Dès notre naissance, on nous avaient jetées hors du placard, nous étions les esclaves de notre apparence. »
Cette beauté ressemble à un chant crépusculaire.
Camila Sosa Villada parle de ses soeurs, de leurs corps comme une patrie. La joie se mêle aux peurs, aux drames. Ce sont des mots lyriques pour dire cela, tantôt drôles, tantôt désespérés, toujours sincères dans une rage de vivre, dans un cri de vie lucide.
La description de ce quotidien est parfois crue, c'est sans filtre, mais jamais ce n'est vulgaire, jamais ce n'est obscène. Ce qui est obscène ce sont les regards des autres.
Ce qui est obscène, c'est ce père alcoolique qui veut, à toute force, à coup de ceinturon, faire rentrer son fils dans un corps d'homme.
Ce qui est obscène, c'est la méchanceté quotidienne, les petits rires en coin, les rebuffades...
Ce qui est obscène, c'est le mépris des policiers, leur menace, leur malveillance cupide car ils aiment bien profiter un peu de leur pouvoir le soir au fond des bois, avant de rentrer de leur dernière patrouille, juste avant d'uriner sur les corps déjà souillés par leur barbarie...
Ce qui est obscène, ce sont les guerres saintes de leur voisins bien-pensants taguant les murs de la pension avec des mots et des dessins indignes que les pensionnaires ne prennent plus la peine d'effacer.
On pourrait les prendre tour à tour pour des renardes, des louves, des sorcières. Ce ne sont que des femmes, nées dans des corps d'hommes. Mais quelles femmes ! Ce sont des créatures de lumière que les regards humiliants des autres transforment en animaux de l'ombre.
Ce récit est une ode pleine d'humanité aux minorités.
Ce texte est aussi une confidence que j'ai trouvé poignante.
« Je sens qu'une partie de moi meurt dans ce récit. »
C'est une lecture âpre et flamboyante, vertigineuse. Cela faisait longtemps qu'une lecture ne m'avait remué de cette manière. Un vrai coup de poing ! Et ça fait du bien !
Camila Sosa Villada est aujourd'hui une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Les Vilaines est son premier roman et je pense que c'est déjà une grande autrice dont on en entendra j'espère encore parler par de prochains livres.
Les Vilaines, livre empli de résilience, c'est la beauté de la différence.

Lu dans le cadre du Prix du roman Cezam 2022.
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