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Critique de oblo


Des quais de Sao Tomé arrivent et repartent des navires qui s'en vont vers le Portugal, l'Angola, le Mozambique ou l'Afrique du Sud. Ils contiennent, au choix, les précieuses fèves de cacao, les nouvelles du monde, les personnages éminents de la diplomatie internationale. Un matin, l'un de ces navires débarque le nouveau gouverneur des îles de Sao Tomé et Principe, Luis Bernardo Valença. Nous sommes en 1906 et Luis Bernardo Valença vient d'être nommé à ce poste par le roi du Portugal. La lointaine colonie portugaise, larguée au large de l'Afrique et isolée par l'océan immense, est l'une des plus importantes productrices de cacao. Ce bel exploit, pour une si petite superficie, agace cependant les grandes compagnies anglaises qui, appuyées par l'empire de Sa Majesté Edouard VII, somment le Portugal de mettre fin aux conditions de travail indignes des Angolais que les Portugais ont fait venir. En d'autres termes, l'Angleterre accuse le Portugal de maintenir l'esclavage dans l'une de ses colonies et, si le Portugal ne répond pas favorablement aux demandes anglaises, le commerce de cacao de Sao Tomé sera fortement compromis.

Luis Bernardo Valença serait donc l'homme de la situation. Ce lisboète mondain suit le long fleuve tranquille de sa vie, entre soirées aux clubs, aventures charnelles et tribunes politiques publiées dans la presse. Pragmatique, il ne se laisse pas attirer dans le camp monarchiste ou, à l'inverse, dans le camp républicain qui, tous deux, déchirent la vie politique portugaise de ce début de siècle. Lorsque le roi Don Carlos lui propose ce poste tropical, Luis Bernardo y voit l'occasion de gonfler son honneur et de rompre la monotonie de sa vie confortable. Gouverneur, il est chargé de convaincre les planteurs de Sao Tomé de mettre fin à leurs pratiques d'un autre âge, mais aussi d'amadouer le consul britannique envoyé par Londres pour établir un rapport sur les conditions de travail des Angolais. Pour ce consul, David Jameson, le poste a tout d'un placard à peine doré. Officier de l'Indian Civil Service, de basse extraction mais possédant toutes les qualités requises pour un administrateur colonial de haut rang, Jameson est envoyé à Sao Tomé après une affaire déshonorante. Il emmène avec lui sa jeune épouse, Ann, qui fera tourner la tête de plus d'un homme à Sao Tomé, à commencer par Luis Bernardo.

Une amitié certaine naît entre Luis Bernardo et David Jameson, cependant qu'une idylle amoureuse voit aussi le jour entre le même Luis et Ann. On voit alors se dessiner, pour chacun des protagonistes, l'ombre du choix cornélien : l'amour, ou l'amitié, ou la patrie. A cela s'ajoute le poids moral d'une décision historique que doivent prendre, chacun de son côté, David et Luis. L'abandon des pratiques semi esclavagistes signifie de lourdes pertes économiques pour Sao Tomé et, intellectuellement, la justification juridique de la situation des travailleurs angolais est très inconfortable. Sur cette île perdue, Luis est un homme seul, et ce à plusieurs titres. Amoureusement, il ne vit qu'un amour clandestin avec Ann. Intellectuellement, les relations avec David se ternissent et les lettres de Joao, son ami lisboète, se font trop rares. Politiquement, les planteurs de Sao Tomé et de Principe se liguent contre lui, et ils ont avec eux le curateur général, censé représenter les intérêts des travailleurs angolais. Socialement, enfin, il n'a personne à son niveau : Doroteia et Sebastiao, qu'il affectionne, sont ses domestiques ; David doit être traité en émissaire étranger ; le prince héritier et le ministre des Outre-Mer qui visitent la colonie sont ses supérieurs.

Avec Equador, Miguel Sousa Tavares livre une grande fresque historique qui ne manque pas d'intérêts. le premier réside dans la reconstitution du monde colonial, tel qu'il se présentait au début du vingtième siècle. On voit, par chaque détail présenté, le souci de minutie de l'auteur. Habilement, c'est donc un monde entier qu'il ressuscite par les costumes, par les relations personnelles, sociales et politiques, par les journaux, par les modes de transport, par les mentalités de l'époque, aussi. Ce riche travail concerne aussi bien la description de la société coloniale portugaise à Sao Tomé que la société portugaise métropolitaine ou encore la société coloniale britannique en Inde, ce qui permet de donner de la densité aux personnages de David et d'Ann. Equador se veut le roman d'une époque et, sur ce point, Sousa Tavares se donne entièrement les moyens de réussir. L'intrigue, elle, est habilement menée, servie par une écriture simple et fluide, très descriptive et très narrative. le conflit latent entre les planteurs portugais de Sao Tomé, héritiers d'un système archaïque mais très rentable économiquement, et la société libérale portugaise, représentée par Luis (auquel on fait la critique d'être hors-sol, critique souvent reprise dans les débats qui opposent ceux qui font et ceux qui décident) est bien représenté et la naïveté technocratique de Luis se heurte bien des fois au réalisme violent des producteurs de cacao. Les conflits personnels qui animent Luis donnent de la densité au récit : ainsi son désir de servir le pays est confronté à l'immobilisme local, alors que sa passion pour Ann lui interdit l'amitié de David et menace le succès même de sa mission. On regrettera, en revanche, les passages très érotiques qui témoignent des amours de Luis et d'Ann, lesquels plombent quelque peu le souffle romanesque de l'oeuvre par la lourdeur de leur propos.

En quittant Sao Tomé et Equador, on quitte un monde où la nature, tout comme les hommes, recèle une grande part de beauté mais peut aussi se révéler étouffante. Si le livre raconte un monde disparu, il narre aussi des combats encore actuels, intérieurs parfois, publics aussi comme celui du combat pour le droit à la dignité. Equador est le livre des passions humaines, qui vont de l'amour charnel à l'amour de l'argent et du pouvoir. C'est de tout cela dont Sao Tomé est le cadre luxuriant.
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